Loin des batailles homériques monopolisant le box office vidéoludique, Spec Ops : The Line rappelle qu’une guerre sans artifices reste une guerre.
Dès sa première sortie vidéo en 2009, le jeu de Yager intriguait. Son cadre inhabituel (Dubaï ravagé par de multiples tempêtes de sable), la musique de Björk pour soutien sonore des échanges de tirs, les soldats pendus étaient autant d’éléments n’incitant guère le futur joueur à se munir de pop-corn pour agrémenter sa partie. Cependant, l’échec commercial du jeu, déjà reconnu par son designer principal après un mois et demi de commercialisation, s’explique bien moins par ces infidélités aux sentiers battus que par ses retards. Les développeurs de Yager, qui mettaient fin à un immense hiatus après un shoot’em up 3D éponyme sorti sur Xbox et PC en 2003, ont globalement échoué à s’extirper des canons ludiques du TPS tels que démocratisés par Gears Of War : caméra à l’épaule, tir sous couverture et progression hachée. C’était bien insuffisant pour percer au sein d’un genre surchargé. Mais l’ensemble est solide, efficace, et soutient parfaitement le propos du jeu. Spec Ops : The Line invente peu mais il a beaucoup à dire, en clair comme en filigrane.
Le pitch de départ ne l’annonce pourtant pas : trois soldats de la Delta Force sont dépêchés à ce qu’il reste de Dubaï peu après qu’un signal de détresse en provenance de l’ex-mégalopole émirienne ait été intercepté. Leur but est de localiser des survivants aux tempêtes de sable qui ont mis à mort la ville, parmi lesquels l’auteur du signal émis : le colonel John Konrad [1], chef du régiment américain qui a tenté de secourir les autochtones, et ancien supérieur de Martin Walker, l’un des membres du trio envoyé sur place, dirigé par le joueur. La Delta va rapidement se rendre compte que les survivants sont aussi nombreux que peu accueillants.
« Vents hostiles et hymne américain déconstruit par Jimi Hendrix violent le silence d’une ville en ruines »
Ce qui ne devait être qu’une simple mission de routine va dévier de son objectif initial et se transformer, lentement mais très sûrement, en un profond cauchemar. De l’écran titre où vents hostiles et hymne américain déconstruit par Jimi Hendrix violent le silence d’une ville en ruines, jusqu’à la mise en scène du coup de théâtre final, ce sont nombre d’images, de scènes, de musiques et de mots qui vont se succéder et marquer l’esprit.
La scène d’ouverture du jeu ne fait pas partie de ces instants : une séquence de tir défouloir en hélicoptère comme on en a déjà vu depuis des lustres. Ce démarrage tambour battant apparaît à froid comme un clin d’œil ironique du jeu à l’égard de ses congénères : la très grande majorité du titre se déroule à pied, arme au poing, et se montre relativement avare en moments spectaculaires, qui de toutes manières participent peu à l’identité de l’ensemble. La possibilité d’ensabler des ennemis, rare originalité du gameplay, est faiblement exploitée, ne retenant vraiment l’attention que lors d’une violente conclusion de chapitre.
Ce n’est pas tant le contenu de Spec Ops : The Line qui interpelle, que ce qui en émane. Ainsi, les batailles ont beau être semblables à celles d’un TPS lambda, elles sécrètent souvent une réelle atmosphère de dangerosité, là où la majorité joue sur l’adrénaline. La limitation des munitions impose la précision et la brièveté dans les tirs, ainsi que la nécessité de se servir chez les ennemis tués. Il en résulte des échanges longs, tendus, saccadés, où noms d’oiseaux et invectives bourrues sont de mise sans que cela sonne véritablement cliché, compte tenu du réel climat d’insécurité qui règne. Quand mitrailler un soldat en armure lourde s’apparente à un tir au pigeon viril dans d’autres productions, il s’agit ici d’un élément de stress supplémentaire, compte tenu du caractère précieux des munitions.
Ce n’est pas une violence spectaculaire habillant un héroïsme sous-jacent, c’est une violence brute et malsaine où une seule et unique balle de Magnum 44 peut suffire à déchiqueter un crâne. Ce n’est pas sans un réel soulagement que l’on sort d’un affrontement.
Pour parachever le tout, une station de radio a été montée à l’improviste, intégralement animée par un allumé notoire : il brocarde les soldats de la Delta, tente de dresser les civils contre eux, diffuse avec détachement une séance de torture, agrémente les batailles au son des Black Angels ou de Mogwaï, et entonne même un playback très quelconque du Dies Irae de Verdi pendant que le trio doit détaler comme des lapins alors qu’un hélicoptère les bombarde de balles et de missiles. Ce personnage est à lui seul une excellente raison de se satisfaire de la version française du jeu, impeccablement localisée par ailleurs. Il aide également à passer sans ennui une première partie globalement classique, qui se charge essentiellement de poser le cadre.
Le choix de Dubaï comme lieu de déroulement a pu apparaître à première vue chargé de symbolisme, un clin d’œil grinçant au capitalisme forcené. La chose n’est que partiellement vraie. Certes, le contraste saisissant entre des façades extérieures à l’agonie et des intérieurs souvent restés intègres et opulents, rappelle Detroit, dont la lente déchéance a été depuis quelques années déjà immortalisée par un certain nombre de photographes. Peu importent les différences de standing entre les bâtiments des deux villes, car l’absence de vie qui les caractérise leur confère la même valeur : nulle. Et même quand la vie se manifeste dans un musée, un centre commercial ou un club de fitness de Dubaï, des combats se chargent de la rendre éphémère.
« Un paysage entre chaleur accablante et désolation »
Il reste pourtant une différence fondamentale : Detroit n’a pas eu besoin de la nature pour entamer sa désagrégation. C’est bien l’insignifiance de l’homme face à un environnement dénué de sentiments qui prédomine dans cette première partie de Spec Ops : The Line. Ces gratte-ciels autrefois majestueux n’ont désormais plus de sens, et apparaissent bien moins indéracinables. Il aura fallu à Yager une sacrée témérité pour résister à l’envie de faire s’effondrer certains d’entre eux par quelque script. En lieu et place, le studio s’est concentré sur le sable, la poussière et le soleil pour ériger un paysage entre chaleur accablante et désolation, aux couleurs savamment choisies et travaillées. La beauté du site est d’ailleurs évoquée au cours d’un dialogue entre deux ennemis, alors que la Delta est terrée près d’eux, prête à les faire passer de vie à trépas. Cette conversation précède un passage délicat, où le risque de mort répétée est important. A chaque rechargement, on entend de nouveau cette conversation. On comprend rapidement qu’il est possible de tuer les deux soldats avant que le dialogue ne s’achève. On comprend tout aussi vite qu’on n’a aucune envie de le faire.
Dans sa seconde partie, majoritairement sise dans les bas-fonds de la ville, Spec Ops : The Line prend une toute autre dimension. Entre les ennemis, les civils, les prisonniers et les très rares alliés, ce sont des choix quasi-impossibles, impliquant systématiquement des morts, battant en brèche tout manichéisme, qui vont parsemer une progression toujours plus chaotique. Les combats sont de plus en plus difficiles et éprouvants, parfois commentés par un disc-jockey toujours plus moqueur, et les relations commencent à se brouiller au sein du trio de la Delta.
« Une descente aux enfers... sans s’en rendre compte »
Les scènes spectaculaires plus nombreuses n’infléchissent en rien une ambiance toujours plus sordide et miséreuse, entre des cadavres atrocement mutilés jonchant le sol, des pendus en pleine décomposition, et un environnement toujours aussi défiguré. Walker et ses deux compagnons d’infortune n’auront de cesse de se défaire de leur mission initiale, l’obsession du premier pour Konrad l’aveuglant de plus en plus. On note aussi des éléments soutenant le malaise de façon plus subreptice : les textes des écrans de chargement évoluent constamment, passant de la neutralité à l’interpellation du joueur sur ses actions commises. Les conséquences physiques des affrontements sont remarquablement rendues, en particulier par le biais d’un travail conséquent sur les visages des protagonistes, qui n’est pas sans rappeler ce que subit Wander dans Shadow Of The Colossus. Quelques scènes chocs et un final marquant achèvent de forger le jeu, mais aussi et surtout son histoire : celle d’une descente aux enfers dans laquelle trois hommes, au premier rang desquels leur capitaine, plongent sans s’en rendre compte.
Spec Ops : The Line reprend les codes établis d’un genre et les interprète à l’identique, mais ce au service de ses propres objectifs, qui outrepassent largement le terrain du divertissement, et servent une vision de la guerre d’une rare brutalité. Sa substance est tout à fait comparable à celle d’un jet de phosphore blanc sur la doxa dominante du jeu d’action hollywoodien. Si vous ne saisissez que partiellement cette dernière image, procurez-vous au plus vite le jeu de Yager. Car vous vous devez absolument de la comprendre.
Notes
[1] Hommage à Joseph Conrad, auteur de « Au cœur des ténèbres », livre qui a inspiré l’histoire de Spec Ops : The Line et celle d’autres œuvres, au premier rang desquelles le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola
Vos commentaires
4k45h3d0 # Le 28 septembre 2012 à 07:59
C’est peut-être ce côté "triste réalité" qui a signé son échec commercial. Nous demandons du rêve, du combat héroïque, seul avec son gros fusil contre des milliers d’ennemis... mourir d’une balle de .44, économiser ses munitions, c’était un pari risqué. Vous rendez toutefois justice à une production originale dont le test GameOne m’avait marqué. SO:TL deviendra peut-être une légende du jeu video, qui sait ;)
Raphael # Le 28 septembre 2012 à 09:37
Papier très intéressant (et très bien écrit, mais c’est une habitude ici !), mais qui, à mon sens, passe à côté du sujet véritable de Spec Ops : The Line. A savoir, les mécaniques narratives monopolisées par Yager. Il faudrait spoiler, décortiquer le jeu, déconstruire chacune de ses séquences clefs pour mettre en avant les choix du studio pour immerger le joueur, pas à pas, section après section. Le jeu est sorti depuis plusieurs mois, je pense qu’il n’y aurait aucun mal à tout dévoiler, voire à reprendre certains passages des interviews accordées à The Verge, expliquer comment les choix moraux n’en sont pas ou leur intégration dans le gameplay même (le contraire de la majorité des jeux à choix, en fait) Je ne pense pas que le titre deviendra une légende du jeu vidéo, mais un bon exemple de ce qu’il est possible de faire pour pousser le joueur dans ses retranchements moraux. Et ça, c’est déjà énorme ! :D
Neilunik # Le 28 septembre 2012 à 10:36
Je n’y ai pas joué mais ça me fait penser à Freedom Fighters. Ca y ressemble un peu ?
David Barbosa # Le 28 septembre 2012 à 11:26
@Raphael : le jeu n’avait pas encore eu les honneurs (soyons fous ^^) d’un article sur Merlanfrit, il m’apparaissait donc délicat de spoiler, surtout qu’il a récemment vu son prix public baisser, il est donc très possible qu’il attire ces temps-ci un certain nombre de curieux qui le guettaient du coin de l’oeil. Mais un décorticage en profondeur serait amplement mérité en effet.
@Neilunik : je n’ai jamais joué à Freedom Fighters mais dans mon souvenir son ambiance est bien plus légère.
Raphael # Le 28 septembre 2012 à 13:03
@David : j’attends ça avec impatience ! ;) Je trouve que les reviews n’ont pas assez insisté sur ce point. Sur les mécaniques de frustration (liées notamment à certains trophées, aux faux choix), ou sur le travail en finesse du studio pour amener le joueur vers le dénouement (flash blanc vers la fin du jeu, les apparitions d’un certain personnage...) etc.
Neilunik # Le 29 septembre 2012 à 09:33
Le jeu est à 20€ sur Amazon et FNAC, je vais me laisser tenter.
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