Enter the Matrix
Surtout connu via sa devanture Matrix Games, le groupe Slitherine fait figure de forteresse au milieu des tempêtes que connaît le monde du jeu vidéo : toujours debout, imprenable, mais aussi isolée dans sa spécialité et assez austère. Une image que renforce un catalogue de jeux de stratégie, donc lents, privilégiant la complexité aux graphismes. Elle n’est d’ailleurs peut-être pas loin de la vérité, mais masque tout de même une certaine évolution qui est nécessaire sur le marché vidéoludique — même si elle est moins visible qu’ailleurs. Nous avons posé quelques questions à Sukhoi, toujours prêt à répandre la bonne parole stratégiste.
Bonjour Sukhoi. Qui es-tu exactement ?
Bonjour, je m’appelle Olivier Georges — ou Sukhoi pour les intimes — et je suis responsable Marketing et Relations presse pour le Groupe Slitherine (regroupant Slitherine, Matrix Games, Ageod et Shenandoah Studios). Les mauvaises langues diront que je passe mes journées à jouer mais il m’arrive de travailler de temps en temps, c’est-à-dire faire en sorte qu’on parle de nos jeux et que tout le monde les trouve formidables.
Chez Matrix, on trouve bien sûr beaucoup de wargames, mais aussi de la course hippique (Qvadriga), ou un programme de conquête spatiale (Buzz Aldrin). Quels sont finalement les critères du catalogue Matrix ?
Effectivement les thématiques sont nombreuses mais tous les jeux qu’on publie ont un point commun : ce sont des jeux de stratégie. Vous citez Qvadriga par exemple. D’une certaine manière on pourrait le classer dans la catégorie jeu de sport ou simulation, mais je pense que la stratégie vient en premier car c’est le cœur du gameplay. Il arrive souvent que la stratégie et la chose militaire cohabitent bien ensemble, d’où le grand nombre de wargames qu’on propose, mais ce n’est pas une limite dans le choix de nos partenaires. S’il y a de la stratégie et qu’on nous propose un concept solide, on étudiera le dossier avec beaucoup d’attention !
Quel est le profil moyen des studios ?
On travaille avec de nombreux partenaires, issus de pays et d’environnements variés. La plupart du temps il s’agit de petites structures avec quelques personnes travaillant sur un projet. Il est même courant d’avoir un développeur unique qui réalise un jeu de A à Z (même s’il peut faire appel à quelques ressources externes en fonction des besoins et de ses compétences). Quant aux budgets, ils sont également très variables en fonction de l’ambition des projets, mais restent mesurés.
Slitherine vient tout juste d’annoncer son retrait du développement. Qu’est-ce que ça veut dire en pratique ? Que vont faire les développeurs actuels (ceux de Battle Academy, par exemple) ?
En un sens, Slitherine n’a pas vraiment cessé de développer. L’entreprise a simplement cessé de produire des jeux en interne. Sans jouer sur les mots, cela signifie qu’une partie de nos ressources de production a été allouée à la création d’un moteur de jeu, « Archon », offrant une plateforme de travail d’exception pour toutes les personnes souhaitant créer des wargames. C’est donc un outil spécialisé, qui devrait répondre aux besoins d’une grande partie de nos partenaires… et peut-être déclencher des vocations chez de nouveaux créateurs !
On travaille désormais activement sur ce moteur et j’espère que vous pourrez en savoir plus d’ici quelques mois. Notez également qu’il existe encore des projets chez Matrix Games, comme le prochain Close Combat !
À l’heure du kickstarter / greenlight / early access, quel est l’intérêt pour un développeur d’être publié chez Slitherine ?
Il est certain que les plateformes que vous citez ont réduit de façon considérable la barrière à l’entrée du marché. Mais cette évolution est en fait à double tranchant pour un indépendant. D’un côté, c’est vrai qu’il n’a jamais été aussi simple de concevoir son jeu, puis de le vendre aux clients potentiels. Mais d’un autre côté, si vous observez ce qu’il se passe en détail, vous noterez que le chemin vers le succès est toujours aussi compliqué. Premièrement, vous devez trouver des partenaires fiables ; et quand on voit des défauts de paiement sur une grande plateforme comme Desura, on est en droit de se poser des questions. Deuxièmement, puisque la barrière à l’entrée est devenue quasi nulle, le nombre de sorties par jour a explosé sur PC. Je vous invite à regarder le nombre de jeux sortis sur Steam sur les 5 derniers jours par exemple, ça donne un peu le vertige. Et surtout parmi tous ces titres, combien vont véritablement vendre suffisamment pour que le développeur rentre dans ses frais ?
Donc on vit effectivement une époque paradoxale. C’est parce que l’accès au marché est devenu si facile, qu’il est parfois nécessaire de passer par un éditeur qui fournit son expérience (il a recueilli des données précises sur les derniers jeux publiés et sur l’état global du marché) mais également ses compétences. En effet rien ne vaut un développeur qui utilise 100% de son temps pour créer son jeu, plutôt que de devoir gérer des problèmes administratifs, commerciaux, marketing, etc.
Un éditeur avec une certaine notoriété dans son secteur offre également un accès privilégié à la bonne cible clientèle ainsi qu’une véritable visibilité sur le marché, ce qui est devenu un combat de tous les instants en 2015.
Du côté des joueurs, Matrix est indissociable du mot "niche". A quel point est-ce revendiqué ? Est-ce que vous ne vous sentez pas parfois trop catégorisés ?
Dès qu’on a une étiquette, c’est difficile de s’en débarrasser. C’est vrai que Matrix Games est perçu comme un éditeur de jeux complexes, si ce n’est impénétrables. Pourtant notre offre est finalement assez variée. Bien sûr elle ne s’adresse qu’aux fans purs et durs de stratégie, mais des jeux comme Pike and Shot ou Vietnam ’65 prouvent qu’on peut simuler des conflits ou des concepts militaires tout en créant des règles simples à assimiler. Bien entendu, on propose également des wargames sans concession, visant à reproduire la réalité dans le moindre détail. En tête de gondole, on pourrait évidemment citer des titres comme Command : Modern Air/Naval Operations ou Gary Grigsby’s War in the West, qui ont un positionnement aux antipodes de ce qui se fait sur le marché.
Oui, nous sommes sur une niche, mais je ne perçois pas ce terme comme péjoratif. Au contraire, on fait au mieux pour agrandir cette dernière, initier de plus en plus de gens à la stratégie. Pour cela, on œuvre pour améliorer à la fois nos produits — en travaillant sur les interfaces, les tutoriels et un sens le moment crucial des premières heures de jeu où on peut piquer ou non la curiosité du joueur — et notre communication afin de montrer ce qu’on publie au plus grand nombre et démontrer que ce n’est pas aussi obscur qu’on peut l’imaginer.
Comment évolue le coeur de cible, la population de stratégistes purs et durs ?
Les années passent mais force est de constater que le wargamer de la première heure, celui qui aime le jeu de plateau et les miniatures, est toujours aussi présent et passionné. Donc le portrait-robot de notre joueur type reste un américain entre 35 et 50 ans, aisé et avec un attrait particulier pour l’histoire et sa reconstitution. Mais les choses bougent au fur et à mesure également. On sent qu’un nouveau public se forme, plus jeune et sans doute lassé par les superproductions qui peuvent décevoir à la longue. Malheureusement, je dois bien reconnaître que la communauté française est toujours réduite. Le wargame reste un hobby rarement pratiqué dans notre beau pays.
Le catalogue s’étoffe également avec des jeux plus grand public (Warhammer 40K, Battle Academy) à des prix abordables. Quels sont les enjeux lorsque l’on s’adresse à une population plus casual ?
J’aurais du mal à définir cette population comme casual. Même lorsqu’on publie un jeu plus facile d’accès, de nombreux concepts des wargames dits hardcores sont encore présents. Le gameplay est toujours au centre de notre attention et c’est ce qui nous joue des tours parfois car la « production value » peut décevoir en comparaison. Cela étant dit, on ne peut porter la bonne parole de la stratégie sans faire un effort sur la partie technique. Un joueur mainstream, amateur de Total War par exemple, a l’habitude d’avoir des graphismes, une ambiance sonore et une interface de haute volée. Sans avoir la capacité de proposer quelque chose du même acabit, on fait au mieux pour séduire un peu la rétine. Je pense qu’un titre comme Order of Battle : Pacific est une bonne illustration de mon propos : visuellement c’est agréable, avec de nombreux effets et animations mais ça reste un jeu exigeant avec des concepts d’attrition ou de chaîne logistique qui pourraient paraître complexes de prime abord.
Le deuxième levier est certainement le thème. En ayant la chance de collaborer avec Games Worskshop, on peut fusionner notre savoir-faire en termes de jeu de stratégie avec un univers d’une grande richesse. Un titre comme Star Hammer : The Vanguard Prophecy nous a également permis d’aller évangéliser les amateurs de science-fiction. C’est pourquoi quitter de temps à autre notre bastion historique nous permet de réunir toujours plus de joueurs autour de notre genre fétiche : la stratégie.
Jusqu’ici, Matrix affichait une politique "un bon jeu reste un bon jeu" avec des prix élevés et constants. Mais on y voit de plus en plus de promos, et même un Humble Bundle inattendu [1] ! Matrix serait-il en train de se "steamiser" ?
Disons que contrairement à ce que certains pouvaient imaginer, nous ne sommes pas dogmatiques. On voit les habitudes des joueurs et des éditeurs évoluer au fil des ans. On cherche donc à trouver le bon équilibre entre ce qui fait notre force depuis de nombreuses années et des initiatives en phase avec notre époque. Il ne s’agit en aucun cas de devenir « tout Steam » ou de faire des remises de 80% sur un jeu sorti il y a deux mois. La course aux promotions et aux bundles est sans doute une aubaine pour les joueurs mais n’est certainement pas tenable, même sur le moyen terme, pour les développeurs. Donc on essaie de saisir les occasions lorsqu’elles se présentent sans vraiment bouleverser notre philosophie initiale.
Les prix des "gros" wargames restent tout de même parmi les plus élevés du monde vidéoludique, ce qui a tendance à rebuter de nouveaux joueurs. Pourquoi ? Cette position retranchée sera-t-elle tenable longtemps ?
Le prix est un éternel débat. Il suffit de lire les forums pour s’en convaincre. Ce qui est amusant c’est qu’il est présent même pour des jeux qu’on vend à 20€ ou 30€ à la sortie. Le système est simple, si on vend un jeu à 50€, les gens auraient aimé l’avoir à 30€ et si on le sort à 30€, ils auraient préféré l’avoir à 20€. On retrouve ce fameux processus de dépréciation du marché alimenté par les soldes perpétuelles. Et de fait les variables objectives de fixation des prix ne sont pas légion : un jeu vaut-il son prix par rapport à ses coûts de développement, à la performance technique affichée, au contenu qu’il propose ? Ce qui est sûr c’est que pour un monster wargame, de toute façon peu de gens sont intéressés. Faites l’expérience si vous en avez l’occasion et essayez de vendre War in the East à 5€ à un de vos amis (le jeu est actuellement disponible à 75€) qui n’est pas familier avec l’univers du wargame. Je vous parie qu’il ne vous les donnera pas ! On n’achète pas un jeu de ce type pour ajouter une nouvelle entrée dans sa bibliothèque Steam. Soit on est fan et on sait pertinemment qu’il n’y a rien de comparable sur le marché donc on est prêt à débourser plus parce qu’on est sûr d’y jouer 200h, soit le genre laisse de marbre et l’achat d’impulsion – même à prix dérisoire – n’aura aucun effet. Un jeu hyper spécialisé vise un public hyper spécialisé et si vous lisez un peu les commentaires des clients, vous verrez que les gens ne regrettent pas leur dépense.
Donc oui, malheureusement, le modèle veut que pour que ce type de jeux survive, on doit passer par un prix élevé. Cette niche est inélastique, mais la bonne nouvelle c’est que ces titres bénéficient d’un suivi hors pair et on propose encore des mises à jour plusieurs années après la sortie.
Steam est de toute façon incontournable, et on y retrouve à présent plusieurs titres Matrix. Qu’est-ce qui décide que CMANO — très technique — apparaît sur steam, et pas les Gary Grigsby, par exemple ?
On a entendu votre appel et Gary Grigsby’s War in the East est désormais sur Steam (depuis juillet) ! Plus sérieusement, on aime beaucoup faire des tests et voir la réaction du public. A force de collecter des données, on commence à comprendre où se trouvent les opportunités. On a la chance d’avoir une communauté fidèle chez Matrix Games, qui aime acheter les jeux sur notre boutique. Il ne faut pas renier cela, donc Steam est un excellent complément quand il s’agit de jeux hardcores.
Une question plus personnelle pour finir, parce que c’est un peu la guerre de religion des wargamers ... Es-tu plutôt tour-par-tour alterné ou simultané ? A moins que le temps réel ne l’emporte ?
Plus jeune (même si je n’ai que 27 ans !), je ne jurais que par le temps réel. J’étais accro de jeux comme Sudden Strike 2, Blitzkrieg ou Cossacks. Mais quand je lance un RTS à l’heure actuelle, je me sens complètement perdu et ne prends plus aucun plaisir. Donc clairement je suis du côté du tour par tour. J’aime prendre le temps de réfléchir, de peser le pour et le contre de chacune de mes décisions ; ce qui ne m’empêche pas d’en prendre souvent de mauvaises d’ailleurs ! Choisir entre I go You go et Wego [2] est en revanche plus difficile. Je trouve le Wego plus captivant mais aussi beaucoup plus difficile à réaliser en termes de design. Donc match nul : j’ai autant de plaisir dans Pike and Shot que dans Flashpoint Campaigns : Red Storm.
Notes
[1] Ce bundle comptait Conquest Medieval Realms, Frontline Road to Moscow, Battle Academy et Rise of Prussia Gold pour un montant minimum de $1 ; plus Hell et Qvadriga dès $6 ; et enfin plus Close Combat : Gateway to Caen pour $10.
[2] Respectivement tours alternés (j’y vais puis tu y vas) ou simultanés (on y va ensemble).
Vos commentaires
BlackLabel # Le 12 septembre 2015 à 13:36
B)
Cette réplique qui résume mon expérience étalée sur 17 ans de Final Fantasy Tactics.
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