Sonic et les All-Stars de Sega vivent en Arcadie, le pays du fun, des dérapages et des transformations.
Fun en Arcadie
Qu’est-ce que le fun ? On considère souvent que le fun n’a pas de valeur critique, qu’y avoir recours constitue le degré zéro de l’analyse, l’expression d’une simple préférence subjective. Pourtant, il ne viendrait à personne l’idée de qualifier un jeu comme Spec Ops : the Line ou Silent Hill 2 de fun. La notion n’est donc pas aussi vide de sens qu’on pourrait le penser, et quand j’affirme que Sonic & All-Stars Racing Transformed est aussi fun que son titre est à rallonge, je décris une expérience de jeu bien particulière.
Si je devais définir ce fun [1], je dirais qu’il s’agit d’un état d’accord, d’un équilibre entre le joueur et le défi qui lui est proposé. Cet équilibre est nécessairement instable, en permanence remis en question. Il n’existe que par la possibilité d’un échec. Un jeu trop facile n’est pas fun, il est ennuyeux. A contrario si la difficulté est trop élevée, notamment si l’échec est perçu comme aléatoire, l’expérience devient frustrante. C’est la fragilité de la sensation de fun, sur la crête de la vague, qui en fait tout le prix. Le jeu d’arcade a longtemps été l’un des plus fabuleux bastion du fun, malgré — ou peut-être grâce à — des contraintes économiques qui lui imposaient de faire passer régulièrement le joueur au monnayeur. Sonic Racing Transformed s’inscrit résolument dans cette tradition en nous demandant d’exécuter un numéro d’équilibriste de la piste.
Basé à Sheffield (Royaume-Uni), le développeur Sumo Digital a beau n’avoir jamais développé sur borne, il n’en baigne pas moins dans l’esprit arcade. Formé par des anciens de Gremlin Interactive (qui publiait le fameux Lotus Esprit Turbo Challenge), le studio s’est fait connaître par un excellent portage d’Outrun 2 sur Xbox en 2004. Sonic Racing Transformed, qui fait suite à un premier épisode moins abouti mais tout de même diablement bien fichu, a été dirigé par Gareth Wilson, un ancien de Bizarre Creations (Blur, Project Gotham Racing 3 & 4). On ne fait pas beaucoup mieux dans le domaine de la course arcade, et il ne faut pas s’étonner qu’avec une pareille équipe, un jeu qui avait tout pour n’être qu’un piètre clone de Mario Kart, emballé avec les personnages marquants de Sega, se révèle au contraire absolument jouissif.
Bien entendu, il ne faut pas négliger le rôle de l’enrobage dans la fabrique du fun. Même en étant relativement indifférent à l’univers Sega, il faut reconnaître que les cieux bleus pimpants et la variété des protagonistes contribuent à notre plaisir. Sumo Digital nous sert un carnaval multicolore, avec des favelas psychédéliques, des casinos de l’espace, des ninjas qui font du quad, des shoguns et des entraîneurs de foot à roulettes. L’hétéroclite de la distribution se résout dans la bonne humeur, et permet à la série de se distinguer des Mario Kart qui sont obligés d’aller sortir des personnages mineurs pour remplir la grille de départ. Sonic, rival un rien rageur du plombier enrobé, longtemps rétrogradé en second couteau, fait ici le tour en tête. Excessif, teigneux, speedé, le hérisson correspond parfaitement à l’esprit d’un jeu de kart où vitesse et agressivité sont déterminantes.
Un esthétique du débordement
Car ce sont sans doute les excès qui font la singularité de ce Sonic Racing Transformed ; le jeu use d’une esthétique du débordement. Les décors sont grandioses, exagérés, les pistes larges comme des autoroutes, bruyantes comme des fêtes foraines, annonceur tonitruant inclus. Les transformations évoquées par le titre ne sont pas qu’un gadget, mais un élément essentiel, qui donne à l’expérience quelque chose de baroque et modifie en profondeur la jouabilité. Chacun des trois tours de piste est différent, et chacun des trois éléments qui se succèdent durant une course — le sol, l’eau, les airs — apporte son lot de subtilités. Les circuits les plus réussis donnent le vertige en enchaînant les transitions, comme Carrier Zone, inspiré d’After Burner, qui nous fait démarrer sur le pont d’un porte-avions, avant de nous plonger dans l’océan puis de nous catapulter dans les airs. On pourrait craindre la confusion, mais tout est réglé pour que les transitions n’occasionnent aucune perte du contrôle pour le joueur, qui est au contraire incité à en profiter pour sortir les plus intrépides acrobaties, récompensées par de jouissives salves de boost.
Le boost est au centre du gameplay, et plus que le contrôle des trajectoires ou l’utilisation des armes, c’est la maîtrise de ce mécanisme qui est essentielle. Les pistes sont remplies de possibilités d’obtenir une précieuse accélération, que ce soit en passant sur une flèche de propulsion, en effectuant un dérapage, ou en exécutant une cascade dès que le kart ou le bateau décolle. Afin de récompenser le joueur qui parvient à enchaîner les boosts, ceux-ci ont trois niveau : vite, très vite, incroyablement vite. C’est par le biais de ce mécanisme que le jeu instaure une économie de la prise de risque, aussi difficile à maîtriser que totalement lisible [2] : propulsé à toute allure, le joueur sait immédiatement qu’il a fait ce que le jeu attendait de lui. L’exubérance, l’exagération des dérapages notamment, est au service de la clarté. Dans certains virages, des virages d’une longueur incroyable, il s’agit de réellement surfer sur la vague du dérapage, à petits coups de volant, pour slalomer entre les concurrents, et essayer autant d’aller accrocher la flèche de propulsion, pour booster, booster, et encore booster.
Cette profusion des gestes a peut-être aussi une valeur en elle-même. Comme l’explique Jean Baudrillard dans Le Système des objets [3], le progrès technologique nous a privé de nombreux gestes en les remplaçant par le contrôle du bouton : plus besoin de battre le linge, on programme la machine à laver, etc. Selon le philosophe, cette disparition du geste d’amplitude dans notre vie quotidienne a pu susciter une inquiétude, une sensation d’étrangeté par rapport à notre propre corps. Quand je joue à Sonic Racing Transformed, je suis évidemment en position de contrôle, manette en main. Mais la joie de l’expérience tient peut-être, pour partie, du bonheur de faire se mouvoir un avatar vif, aux mouvements exagérés, de retrouver le geste par l’interface du contrôle. Et d’ailleurs moi-même je m’anime, je lève les bras en signe de victoire, je reste en suspens sur le bord de ma chaise, je lance un poing rageur après un dépassement particulièrement difficile.
Devant mon écran, je souris. Sonic dérape comme un dératé, se faufile, lâche des missiles, s’envole et retombe à l’eau. Et c’est moi qui fait ça, émerveillé. Je suis en Arcadie, au pays du fun et de la concorde.
Notes
[1] J’avais essayé de justifier cette définition dans un article qui date un peu, et auquel il y aurait sans doute à redire.
[2] Comme l’explique Gareth Wilson, ce n’est pas parce que le jeu s’adresse à un public enfantin et qu’il propose une conduite fantaisiste que celle-ci ne doit pas posséder une cohérence interne, et qu’elle ne peut pas être gratifiante. Accessible aux plus jeunes en mode normal, la campagne de Sonic Racing Transformed demande une bonne dose d’adresse dans ses difficultés plus élevées, qui donneront du fil à retordre aux vétérans d’Outrun ou de Project Gotham Racing.
[3] J’avais écrit un article sur le sujet il y a de cela quelques années.
Vos commentaires
Tuwa # Le 15 avril 2013 à 17:19
Si le fun c’est le plaisir de s’amuser, alors ce jeu en est une belle incarnation. Je suis tout à fait en phase avec l’article, et c’est peut-être parce que mon expérience de joueur s’est d’abord forgée en salle d’arcade. Il y a ici un bonheur de piloter de manière fluide et rapide, quelque part entre Sega Rally et Wipeout, tout à fait jouissif.
DjEzus # Le 16 avril 2013 à 18:48
Si je reste un peu pantois quant à la définition du fun, il faut dire que l’article arrive néanmoins communiquer le fun propre au jeu et donner envie de jouer !
FatMat # Le 17 avril 2013 à 13:42
Très mal pas comme intéressant article. Housse Iphone. Coque Ipad.
Ton fun, c’est le flow, non ? Ou ce que Crawford définissait comme "un bon gameplay" dans son vieux art of computer game design : l’adéquation entre la charge cognitive du jeu pour le joueur et le rythme du jeu lui-même.
Et comme on est joueur, ça donne envie d’essayer. Parce qu’on sait déjà ce que ça va nous faire, et comment il va falloir se placer face au jeu pour que ça joue.
Martin Lefebvre # Le 17 avril 2013 à 14:41
Oui, c’est pas loin du flow conceptualisé par atchoum (non je ne vais pas orthographier le nom, bon allez je le copie-colle : Mihaly Csikszentmihalyi). En relisant ce papier je suis pas forcément hyper limpide, mais disons que ce qui m’intéresse, plus que l’hyper concentration, c’est la sensation de légèreté et d’accord au monde que ça provoque : le fun comme sourire au monde.
Il y a de bons gameplays qui ne sont pas funs. Les jeux qui cherchent à produire le malaise par exemple, et d’ailleurs ce n’est pas un hasard si à la grande époque les survivals avaient un système de contrôle malaisé.
Un excellent jeu comme Dark Souls, j’hésiterais à le qualifier de fun, même si à certains moments de maîtirise il l’est sans doute... Mais il te renvoie plus à la gueule l’âpreté du monde, et tu tires un contentement moins immédiat.
Je pense qu’en voulant compacter trop vite avec le fun spécifiquement arcade j’ai un peu perdu ces nuances.
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