Unity of Command, le premier titre du développeur croate 2x2 Games, nous offre un élégant condensé du wargame canonique. Avec des règles aussi simples qu’efficaces, le jeu et son premier DLC, Red Turn, simulent au niveau opérationnel l’essentiel du conflit germano-soviétique de 1942 à 1945.
Un conflit mythique
Le Front de l’Est exerce une indéniable fascination sur les grognards, qu’ils pratiquent le plateau ou le jeu sur ordinateur. Le gigantesque carnage qui s’étend entre l’opération Barbarossa en 1941 et la prise de Berlin en 1945 constitue, avec les guerres napoléoniennes, le terrain de jeu favori des wargamers. Il y a évidemment quelque chose de macabre dans le simple fait de jouer avec ces millions de morts, et il ne faut pas nier le malaise que peut susciter l’attachement malsain que peut éprouver le joueur pour une troupe d’élite SS. Mais jouer la guerre ne revient pas à l’appeler de ses voeux, ni même à s’y préparer. Tout au plus est-ce observer la beauté abstraite, mathématique, du mal.
L’attirance qu’exerce sur les amateurs la campagne de Russie a de multiples raisons. Ne serait-ce que la taille du champ de bataille : les steppes et leur profondeur sont un pur espace de conquête, gigantesque et abstrait no man’s land — vision bien entendu mensongère, mais le wargame traditionnel ne s’intéresse guère aux civils — où le ballet des blindés et les marches d’infanterie ne sont contrariés que par un rhizome de cours d’eaux aux dimensions mythiques : la Volga, le Don, le Dniepr... Fascination aussi pour une guerre totale, illimité déploiement de forces, où les pertes se comptent par divisions entières, guerre rythmée par des batailles légendaires, Kharkov, Khorsun, Leningrad, Stalingrad évidemment. Guerre entre le mal radical et la mal relatif, à l’enjeu inouï. Soixante-dix ans plus tard, le monde en frissonne encore.
Cette dimension mythique du conflit en brouille nécessairement les enjeux, en efface les détails. Rouges contre Noirs, ce ne sont pas tant deux idéologies ou deux nations qui s’affrontent dans Unity of Command, mais surtout deux doctrines tactiques, que les conventions ludiques tirent à la caricature. La logique du jeu renforce l’asymétrie, peu importe que la réalité historique ait été plus complexe : aux Allemands les troupes d’élite peu nombreuses mais très mobiles, parfois accompagnées d’auxiliaires de l’Axe (Italiens, Roumains) qui en constituent le talon d’Achille. Aux Russes les inépuisables réserves d’infanterie, les divisions sacrifiées sans scrupule pour permettre aux blindés d’entamer le front adverse. Qu’importe la lettre de la réalité, la simplification est de bonne guerre ludique.
Classicisme épuré
La petite équipe de 2x2 Games, composée en tout et pour tout de quatre développeurs, a privilégié l’élégance et l’économie de moyens, dont témoigne la direction artistique épurée de Nenad Jalsõvec. Tanislav Uzelac, le lead designer, a choisi de n’offrir qu’un panel restreint d’unités. Il ne s’agit pas de compter le nombre de boutons à la vareuse des fantassins. Un système efficace de "pas", permettant d’adjoindre à une troupe des spécialistes (Katuschas russes, les fameuses orgues de Staline ou les unités de pionniers allemands) amène un peu de variété sans pour autant complexifier outrancièrement la donne : le support aérien et l’artillerie sont largement abstraits. Unity of Command condense les concepts du wargame traditionnel : rapports de force, suppression, zone de contrôle, approvisionnement... Si le néophyte complet risque de mettre du temps à trouver ses marques, quiconque a fréquenté de près ou de loin le wargame, fût-ce Panzer General (SSI, PC, 1994), se trouvera rapidement en terrain connu.
Classique, Unity of Command l’est aussi parce que les développeurs ont choisi de privilégier la clarté avant toute chose : à l’écran, tout ou presque est immédiatement visible, si l’on excepte le réseau de ravitaillement pour lequel l’interface est perfectible. Mais au pire, toutes les informations ne sont jamais qu’à un clic. On est loin du monster game ingérable. Les conditions de victoire sont basées uniquement sur le temps mis pour atteindre les objectifs donnés : cela donne parfois des résultats peu réalistes, le jeu oblige à des marches forcées qui en réalité aboutiraient à des victoires à la Pyrrhus, alors qu’une approche plus patiente aurait plus de sens. Mais cette convention a le mérite de permettre au joueur de toujours savoir où il en est de sa feuille de route, sans avoir à se livrer à des comptes d’apothicaire pour anticiper les points de victoire. Le souci de lisibilité explique aussi l’interdiction d’empiler des unités, ce qui empêche les vastes concentrations de force, mais l’échelle du jeu et un rien de jonglage avec les lignes permet tout de même de belles pénétrations des lignes adverses, au marteau-pilon.
Entre contraintes et improvisation
L’essentiel, c’est qu’Unity of Command fonctionne. Pas toujours historiquement, comme lorsque durant l’opération Uranus l’I.A. allemande déserte Stalingrad. Riche idée d’un point de vue stratégique, mais totalement contraire aux ordres d’Hitler qui voulait tenir à tout prix la cité. Si ces entorses à la réalité sont parfois agaçantes, l’on est bien obligé de reconnaître que malgré leur légèreté, les mécanismes donnent à jouer quelque chose qui ressemble de bien près au Front de l’Est, et simulent efficacement cette guerre de percées et de contre-percées, d’encerclements et des manoeuvres de dégagement. L’I.A. n’est sans doute pas capable de jouer l’offensive : le joueur solo a toujours le rôle de l’attaquant, si bien que dans Red Turn, le premier DLC qui se déroule en 43-45, on suit la vague rouge soviétique marchant inexorablement vers Berlin.
Mais il ne faut pas s’y tromper, l’ordinateur est capable d’exploiter la moindre faille, et ne se privera pas de lancer une contre-attaque ravageuse contre les lignes de ravitaillement du joueur imprudent. Controversée, la décision consistant à interdire la sauvegarde en cours de bataille [1] oblige parfois à rejouer plusieurs fois une "ouverture", mais elle a surtout le mérite de nous forcer à assumer nos choix et nos erreurs. Si pour obtenir une "brillante victoire" il faut compter le moindre coup et parfois avoir la chance de son côté, le jeu est suffisamment flexible pour qu’il n’y ait pas qu’une stratégie valable : nous avons bien affaire à un wargame où compte la capacité à s’adapter au gré de la bataille, plutôt qu’à un puzzle game où tout serait déterminé a priori par les conditions de départ.
Mais il n’empêche que, comme souvent dans les bons wargames, la carte joue un rôle déterminant dans le déroulement de la partie, peut-être à égalité avec la composition des armées. Unity of Command est un jeu d’espaces, qui délivre de petites leçons pratiques de géographie autant que d’histoire. Les rivières constituent des obstacles majeurs à la progression, des points d’appuis non négligeables pour les lignes de défense. Mais il ne faut surtout pas négliger les lignes de chemin de fer, qui tracent pour le joueur d’essentiels cordons ombilicaux le reliant au réseau d’approvisionnement. Ces veines doivent être suivies, elles guident la progression, et il est souvent impératif de s’emparer des noeuds ferroviaires qui obstruent l’offensive, mais aussi de se garder prudemment d’une contre-offensive qui viendrait couper la voie de ravitaillement. Un simple coup d’oeil sur la carte permettra au stratège de déterminer à l’avance où se situeront les lignes de choc, de choisir ses priorités, qu’il s’agira d’adapter au gré de la bataille.
Etreintes à tuer
Pour cliché que ce soit, la guerre de mouvement, ou plutôt sa représentation sur les cartes du wargame, tient d’une dialectique Eros-Thanatos. Un front continu où l’on se frotte, corps d’armée contre corps d’armée. Au gré des poussées, des retraites, des contre-offensives, on plie, on se replie avec fluidité. Puis vient la percée et la contre percée, la prise en tenaille, trouées orgasmiques et fatales, étreintes à jouir et à tuer. Qu’on n’aille pas faire du wargame l’un des bastions de la rape-culture, les deux partenaires sont consentants, ils se vouent une haine mutuelle, ils partagent une même pulsion de destruction, de l’autre ou de soi, qu’importe ? Ici, c’est l’esthétique désincarnée qui triomphe.
Unity of Command est un concentré, aussi élégant que puissant, du wargame classique. Moins abstrait qu’un Advance Wars, plus historique, il ne sacrifie pourtant pas le jeu sur l’autel du réalisme : il nous offre un merveilleux et terrifiant ballet de destruction, d’une belle limpidité.
La version de base d’Unity of Command propose 17 batailles et deux campagnes (41-43, côté Axe et côté Soviétique). Il vaut mieux se faire la main sur le tutoriel puis sur des scénarios faciles avant de plonger. En ce sens le premier DLC, Red Turn, qui nous place aux commandes de la Russie de 43 à 45 est tout à fait recommandable pour le débutant : la généreuse campagne commence de manière plus aisée, et surtout le joueur pourra se faire la main sur d’autres scénarios abordables avant de foncer tête baissée dans un mur de difficulté.
Allez lire sur QT3 l’excellent AAR entre Tim James et Bruce Geryk : en plus d’être très agréable, il permet de se faire une bonne idée des concepts de base.
Notes
[1] On peut évidemment quitter le jeu et reprendre au même point, mais pas recommencer un tour jusqu’à ce que les résultats nous donnent satisfaction.
Vos commentaires
kolia # Le 19 mars 2013 à 10:50
C’est effectivement un jeu soigné, mais pour avoir joué à la version simple pré-DLC je l’avais aussi trouvé assez difficile (malgré une certaine expérience des wargame) et surtout agaçant tant le timing qui nous était laissé est serré. Alors oui c’est réaliste, mais cette impression de jouer contre le chrono est parfois assez frustrante.
A part cela UoC est effectivement l’illustration que dans les vieux pots on trouve encore de bonnes soupes :)
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