Eclats de jeux
On parle souvent de « bons jeux », comme œuvres appréciables dans leur unité. On joue à un de ces bons jeux, et logiquement on le termine, sauf obstacle majeur. Pourtant certains titres, parfois à peine effleurés, laissent des traces profondes. Une musique, quelques images, un détail nous frappent pour toujours, même si on ne saurait affirmer finalement qu’ils étaient issus d’œuvres de qualité exceptionnelle. Et peut-être que cela n’a aucune importance. Peut-être que tous ces programmes, dans un pêle-mêle de chefs-d’œuvre et de produits plus médiocres sont avant tout une caverne d’Ali Baba qui nourrit notre imaginaire. Bien sûr tout ce qui suit est très subjectif, et peut-être que le lecteur sera épouvanté de voir les bien mauvaises raisons pour lesquelles certains jeux sont ici évoqués. Évidemment, il y a aussi beaucoup de vieux jeux, pas forcément connus de tous, car rien ne remplace une certaine matière rare et précieuse : l’innocence du novice qui s’émerveille encore d’un rien.
Ecouter
Les musiques de jeu ont parfois l’étrange faculté de disparaître de notre perception. On les écoute, on les apprécie plus ou moins, puis on cesse de les entendre. Peut-être parce qu’on les a désactivées par lassitude, peut-être parce qu’elles deviennent imperceptibles tant elles sont conventionnelles, prévisibles, et que notre cerveau finit par les ignorer.
Il y a cependant quelques airs qui restent, et qui à eux seuls incarnent le jeu dont ils ne sont pourtant qu’une composante secondaire. Celui de la carte stratégique de Medieval : Total War, ces maigres accords et arpèges encadrant une voix féminine solitaire. Musique du temps stratégique, par opposition à la musique plus convenue des batailles, elle colle parfaitement par son économie à la disette médiévale, aux âtres trop froids, aux raretés d’une époque aux ressources limitées. Un choix subtil et brillant.
Autre musique, le menu de Mass Effect. Pour un jeu de science-fiction des années 2000 le choix de ces sonorités New Age a quelque chose d’audacieux, d’anachronique. L’imaginaire auquel il renvoie semble être périmé, et pourtant l’ambiance du menu donne exactement la teneur de l’atmosphère du jeu : quelque chose de glacé, d’un peu stérilisé, d’irréel. Un jeu dans lequel on a l’impression de ne rien pouvoir vraiment toucher, comme si l’on jouait en rêve...
Et la rengaine effroyable de l’antique Hero Quest (1991) ? Un air à la fois subjuguant et abrutissant, avec ce son bizarre de kazoo lancinant sur fond de rythmique aux sonorités aquatiques (attention, la qualité de la capture est de surcroît médiocre).
Pour finir comment ne pas parler de la musique hypnotique du flipper « Partyland » de Pinball Fantasies (1992) ? Combien d’heures à écouter cette boucle de quelques secondes ? Cette boucle qui résonne encore dans le cerveau lorsqu’il est temps de dormir ? A la longue je me suis rendu compte que les sons des bonus m’ennuyaient. Ils rompaient sans cesse la mélodie principale, cassaient le groove de cet esprit festif totalitaire qui semble intimer à double titre : « amuse-toi ! »
Croire
Avant de saisir les limites de ce que peut proposer un jeu, d’avoir un regard empreint de réalisme, il est un bref temps pendant lequel le joueur novice peut croire en des choses auxquelles il ne croira jamais plus par la suite. Dans un jeu se déroulant sur une île, un classique pour délimiter une arène, il pourra imaginer qu’il y a d’autres terres à visiter au delà de l’océan (comme dans Drakkhen, où le fait de pouvoir "marcher sur l’eau" laisse planer un doute) ; lors de rencontres hostiles dans un jeu de rôle il pourra par exemple penser un temps qu’il y a un moyen de discuter avec l’adversaire. Les espaces non visités du jeu sont porteurs de promesses que seule restreint l’imagination du joueur. Les vraies limites se trouvent assez vite, mais il ne faudrait jamais oublier cette époque de l’innocence où l’on est prêt à croire que le jeu autorise bien plus de choses qu’il ne peut le faire...
J’ai adoré Cadaver : The Payoff pour les clients de la taverne qu’on ne retrouve pas mais que j’espérais rencontrer, pour tous ces objets inutiles mais manipulables, pour le temps pendant lequel j’ai cru qu’ils auraient une utilité. Cela a été la même chose plus tard avec Ultima 8. La frontière entre l’objet fonctionnel et celui qui ne l’est pas est floue, suggérant un espoir de jeu qui soit un deuxième monde. Un espoir dont on se rapproche peu à peu, avec tous ces objets qui dans les jeux de rôle permettent de se bricoler des repas, des armes, et d’autres choses encore.
Parfois le jeu malicieux répond à cet espoir de pouvoir tout faire. Il y répond bien évidemment de manière biaisée : en permettant au joueur de formuler ce qui lui passe par la tête (jeux d’aventure textuels avec saisie de questions), ou bien en le faisant naviguer dans des menus proposant un nombre incalculable d’actions le plus souvent inutiles (Le manoir de Mortevielle). Un jeu c’est pouvoir faire des choses, mais c’est aussi espérer, croire pouvoir en faire...
Voir
Les jeux sont images, et certaines sortent du lot, s’impriment dans notre esprit pour toujours, sans qu’il soit aisé de comprendre la cause de cette imprégnation. L’une des images qui m’a le plus marqué, et m’a donné envie de jouer un jeu qui m’a par ailleurs assez vite découragé, c’est la galerie des portraits de personnages de Hired Guns. Des portraits bicolores sombres, évoquant une atmosphère clandestine, accompagnés de notices lapidaires d’où exhale un pessimisme mortifère. J’aimais par exemple l’idée de ce Kiurcher, tireur d’élite d’âge mûr, soldat déjà usé ou au contraire recrue du désespoir.
Il y a évidemment d’autres exemples d’illustrations inspirées qui ressortent de jeux, pourtant parfois indubitablement excellents dans leur ensemble : les somptueux portraits de personnages de Baldur’s Gate, le relief des joueurs « transférables » de Speedball 2, dont le seul aspect est en soi une première forme de récompense.
Mourir
Le jeu vidéo est souvent synonyme de libertés prises avec le réalisme au nom du « fun ». Quand on meurt on recommence, et quand on est blessé, sur le point de mourir même, une potion nous remet d’aplomb en un instant. Mais parfois on a l’occasion de voir la mort arriver de loin. Je me souviens de Lost Patrol, et de son odyssée sinistre qui voit chaque homme de la petite troupe de G.I. faiblir au fur et à mesure de la progression dans la campagne vietnamienne. Manque de nourriture, manque de munitions, mines, embuscades, maladies, découragement, crises de nerfs... Mort qu’on sent venir peu à peu, ou décès fulgurant... Aucun de mes hommes n’est jamais arrivé à bon port.
La mort ça peut aussi être à la fois sordide et rigolo. Histoire soldats, toujours : entre deux missions aux titres absurdes (« Bugger me it’s cold »... littéralement « Sodomise-moi il fait froid » [1]), Cannon Fodder tient le compte des hommes tombés au combat. Après un bref hommage aux morts pour la patrie, la colline en arrière plan se garnit de croix, tandis que la file des candidats à un voyage express pour l’éternité se renouvelle, dans un entrain pathétique. Au suivant...
Se promener
Encore dans l’antiquité du jeu de rôle sur ordinateur, un jeu permet de se promener dans une ville vivante avec des gens qui circulent, qui causent, la nuit qui tombe, des monstres, des quêtes, du trafic de denrées diverses... Legends of Valour, avec ses rencontres, ses conversations, son étendue urbaine, est l’un des prémisses des jeux mondes. Tout le monde n’a pas joué aux premiers Ultima...
Monde parallèle des jeux de rôle avec leur étendue, leur richesse de mouvement et d’action, ou monde réduit, version enchantée ou cauchemardesque des jeux d’aventure... Qui dirait que Dark Seed est un jeu remarquable en dehors de son ambiance ? Que la mécanique ludique de Sanitarium (1998) souffre quelque comparaison avec la richesse torturée de ses dialogues et de son univers ? Deux cas où dans le fond le jeu n’est pas grand chose, l’atmosphère presque tout. Pour des expériences pourtant incontournables.
Jouer ?
Est-ce qu’Alan Wake est un bon jeu ? Oui, certainement, mais est-ce que ce qu’il y a de meilleur en lui est réellement ce qui se joue ? N’est-ce pas plutôt ces tranches de vie, ces personnages, cette captation d’un quotidien quasi-immobile pourtant profondément perturbé par le fantastique ? Est-ce qu’on ne joue pas à Alan Wake pour voir à quoi ressemble une histoire de Stephen King en images et à la première personne ? Le vrai plaisir du jeu n’est-il pas de simplement se promener dans cette Amérique moyenne péri-urbaine qui ne demande qu’à être bousculée, celle qui habite l’œuvre de King, mais qu’on retrouve aussi bien dans Un jour sans fin que dans Twin Peaks ?
Dans Alan Wake, l’aspect ludique repose sur les combats, mais le plaisir ne réside pas vraiment dans les affrontements eux-mêmes : il est davantage dans ce moment de stress subi avec délice à leur annonce. Des grommellements horribles et grotesques, l’air qui semble maladivement tantôt se distendre, tantôt se contracter... Le plaisir est avant tout dans le préliminaire... ou dans le soulagement de l’après.
Il faut se méfier de tous les jeux, on ne sait pas forcément ce qu’on y cherche et on ne sait jamais ce qu’on va y trouver. Tout comme un film oublié peut nous avoir laissé des images ou une musique en mémoire pour toute la vie, force est de constater que les jeux ne laissent pas un souvenir obligatoirement proportionnel à leur qualité globale, et ce ne sont pas forcément ceux que l’on préfère qui nous marquent le plus... Pire, on ne joue pas toujours pour jouer, loin s’en faut. Le pur plaisir ludique s’avère bien souvent être au second plan lorsque le jeu possède une grande force dans le récit qu’il propose ou dans l’atmosphère dans laquelle il nous fait baigner. Dans ce cas jouer n’est peut-être guère autre chose qu’une porte d’entrée, une simple façon d’accéder à un paysage qui mérite d’être contemplé.
Notes
[1] Une âme charitable vient toutefois de me révéler que le titre doit plutôt être traduit par "Putain, il fait froid". La traduction littérale reste valable et amusante (du moins à mon avis), mais elle est probablement moins juste.
Vos commentaires
BlackLabel # Le 5 mai 2014 à 18:13
Jérôme Izard :"force est de constater que les jeux ne laissent pas un souvenir obligatoirement proportionnel à leur qualité globale"
Oui mais ça peut tenir du mauvais souvenir. Y’a deux ou trois jeux qui m’ont laissé des souvenirs impérissables, deux multijoueurs pas du tout connus ni même sur le marché (un d’eux fait avec le Net Yaroze), et ça m’avait scotché pour la précision réclamée et le plaisir que ça engendrait.
Celui dont je me souviens le mieux, qui est d’ailleurs le plus facile à expliquer, c’est un vieux vieux jeu sous DOS (je crois, j’y connais rien en informatique). 3, 4 couleurs maximum, des graphismes type Atari 2600, des immeubles destructibles générés aléatoirement, deux gorilles aux deux bords de l’écran qui se lancent des bananes à tour de rôle, le but étant d’entrer des coordonnées de force et d’angle de tir pour parvenir à toucher et donc tuer le gorille adversaire.
Ultrabasique, et passionnant. Un peu comme touché-coulé dans un autre genre, on corrige, on ajuste, on veut surtout pas que l’adversaire y parvienne avant nous. Parfois ça passe à un poil et on se maudit. J’ai jamais connu ça sur des jeux plus sophistiqués et plus "avancés". Y’avait un principe dans ce jeu qui dépassait la technologie, le hardware ; la précision chirurgicale, le fait que tu pouvais pas en vouloir aux contrôles, aux scripts, à n’importe quoi si tu ratais ton coup.
Le jeu sur Net Yaroze avait un principe aussi exigeant dans sa précision, un jeu de vaisseau avec une poussée uniquement à l’arrière, et quand tu tournais le vaisseau continuait sur sa lancée un petit moment avant de partir dans une nouvelle direction. Il fallait encore une fois tirer sur l’adversaire en contrôlant avec doigté notre appareil, jaugeant les distances, relâchant l’accélération pour perdre un peu de vitesse afin de ne pas se planter, évitant les éléments de décors.
Par contre dans l’optique de ton article, personnellement les "bons" souvenirs que j’ai d’un jeu que je n’ai pas aimé ont tendance à disparaître. Par exemple quand tu parles d’ambiance, pour moi dès que je me rends compte que le gameplay est bidon y’a plus d’ambiance, parce que je ne suis plus dedans.
Jérôme Izard # Le 6 mai 2014 à 08:57
C’est marrant le vieux jeu dont tu parles ça me fait penser à Rescue Raiders (1984), le premier jeu auquel j’ai joué (le seul sur Apple) et dont j’ai été immédiatement amoureux. Là aussi c’était vraiment une pure question d’excellence de gameplay, ce truc était absolument fascinant.
C’est aussi quelque chose le premier jeu auquel on s’accroche, on peut y voir déjà par certains aspects le reflet des jeux qu’on aimera à l’avenir. C’est à la fois une porte et une graine.
BlackLabel # Le 6 mai 2014 à 11:50
Jérôme Izard :"C’est aussi quelque chose le premier jeu auquel on s’accroche, on peut y voir déjà par certains aspects le reflet des jeux qu’on aimera à l’avenir. C’est à la fois une porte et une graine."
Je dirai même qu’à l’époque je n’avais pas conscience d’avoir accroché tant que ça, c’est plutôt la sensation de ne pas avoir retrouvé ça ailleurs qui fait que j’en garde des souvenirs précis.
Arti # Le 7 mai 2014 à 13:47
Le lancer de bananes, c’était Gorillas. Wah, pour un bête programme de démo de QBasic (sous MSDos effectivement), j’en ai un très bon souvenir aussi.
BlackLabel # Le 8 mai 2014 à 14:31
Arti : Eh ! Merci, ça fait plaisir de revoir à quoi ça ressemblait ^^
Sinon au niveau de l’article j’ai pensé aussi à une autre dimension. Les deux vieux jeux dont j’ai parlé n’ont clairement rien pour eux niveau ambiance, c’est vraiment du pur gameplay. Par contre ce sont des jeux qui se jouent à deux. Dans l’article on parle d’un gameplay qui deviendrait secondaire, car on est happé par la force du récit, évidemment c’est du solo. Pour ma part, dans la même idée, je trouve que lorsqu’on est en bonne compagnie, c’est le contraire qui peut se produire. On oublie l’emballage souvent craignos d’un jeu comme Gorillas. On peut même en oublier le gameplay fourni pour créer ses propres règles de jeu, délimiter le terrain si les possibilités offertes nous semblent inadéquates (exemple quasi-universel ; qui n’a pas abandonné les tortues rouges dans Super Mario Kart, car trop abusées ?). En somme l’ambiance d’un Gorillas ne venait pas du jeu, mais du plaisir entre joueurs.
J’ai longtemps joué multijoueurs sur console (frères, amis) avec le solo seulement en renfort, tandis qu’aujourd’hui je joue exclusivement solo. Je ne sais pas si c’est personnel, mais je préférais l’époque du multi, quand le jeu n’était qu’un support. Ce n’était pas, comme on le dit aujourd’hui pour le solo, des questions "d’expérience", d’émotions, de poésie, d’immersion. C’était de la compétition, du jeu, du plaisir, avec quelques rares compagnons, mais précieux, qui comme moi voulaient jouer fair-play, et faisaient preuve de créativité, on redéfinissait les règles du jeu si celles proposées ne nous plaisaient pas. En somme on corrigeait le jeu, et on faisait très facilement abstraction de ce qui ne nous convenait pas, voire on s’en amusait (direction artistique ridicule par exemple).
En solo ça me semble beaucoup plus difficile, je n’ai pas de compagnon pour me booster, je fais face, seul, à une proposition de jeu (qui me déçoit très souvent personnellement). Si les règles ne me plaisent pas, je n’ai pas envie de corriger quoi que ce soit, de faire le boulot des devs à leur place. Si la direction artistique est ridicule, seul ça ne me fait pas rire.
Si bien que mes souvenirs sont souvent ceux des vieux jeux multis peu importe la qualité du produit, tandis que pour les jeux solos j’en ai beaucoup moins, mais sur des jeux qui me semblent exceptionnels.
Strife # Le 9 mai 2014 à 15:46
"Croire"
Je crois que c’est ce qui marque au fer rouge, ce qui amène à s’intéresser au JV comme quelque chose qui dépasse le simple divertissement, ce qui donne envie de réfléchir, d’explorer, d’améliorer, de faire. C’est un élément important de l’attente spectatorielle, savoir que dans ce médium encore jeune l’étendue des possibles est gigantesque.
Je ne suis jamais arrivé au bout d’un jeu Black Isle par exemple mais les possibilités entrevues ont plus tard forgé mon fanboyisme de Troïka qui assouvissait certains de mes fantasmes de joueur (accentuer l’importance du social plutôt que d’enchaîner les combats, redéfinir ses allégeances et en affronter les conséquences, etc.) , ou au contraire ma déception devant un Dragon Age dirigiste.
Et c’est ce qui me donne envie, encore à bientôt 28 ans et précaire comme pas deux, d’acquérir les compétences nécessaires à la création de mes propres jeux.
@BlackLabel : Merci, tu viens de me donner les clés de compréhension qui me manquaient pour mieux comprendre ta posture analytique ;)
Blood # Le 27 février 2015 à 00:45
Oui, le cerveau à ces influences que la raison ignore. J’ai beaucoup aimé ton chapitre "croire" car en effet, j’imaginais souvent des choses, des actions impossibles à réaliser, des lieux qu’il n’était pas prévu de visiter mais c’est fort de ces certitudes et de mon imagination débordante de gosse que je retournais fréquemment sur la même poignée de jeu avec cette envie de croire...
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