Echec
L’échec est intrinsèquement relié au jeu sous toutes ses formes. Depuis ses débuts, le jeu vidéo capitalise à outrance là-dessus pour faire progresser le joueur. Mais est-ce tout ce que la défaite peut nous offrir ?
Difficile de concevoir le jeu sans l’échec. La simple présence d’un corpus de règles, fixe ou inventé pour l’occasion, instaure une alternative inéluctable au non-respect de la loi du jeu. Qu’il s’agisse du poker, du sol fait de lave qu’il ne faut surtout pas toucher, ou de l’alignement de cailloux le long de l’autoroute, le jeu est pétri de carcans dont il est impossible de s’extraire sans « perdre ». Ou bien, le joueur fait le choix délibéré de ne pas respecter les règles afin de quitter l’expérience du jeu. L’échec toutefois n’est pas systématiquement synonyme de sanction, il est même souvent clément car il peut être le résultat involontaire d’un manque de dextérité dans l’application des règles. Il constitue en revanche cet univers négatif des possibles instruit par les règles. En somme, il sert de repère et de rappel à l’ordre, tout en étant un vecteur de l’apprentissage des règles et de leur mise en œuvre.
Die & Retry
Cette dernière idée raisonne dans le jeu vidéo avec le concept de « Die & Retry ». Si l’idée de mourir pour recommencer s’est répandue depuis le rogue-like et son ton punitif, elle est en réalité inhérente au jeu et existe donc depuis les premiers programmes. Dès l’arcade avec Pong ou Space Invaders, les défaites sans panache - avec le tableau des scores et le symbolique jeton - étaient un appel au recommencement. Il s’agissait en effet pour le joueur de se mesurer à la machine et à soi-même dans une course contre les règles qui sanctionnent alors durement. Dans ce laps de temps, l’expérience due à la connaissance du système s’accumule et le joueur s’accommode de plus en plus aux règles de la machine jusqu’à parvenir à la déjouer.
Cette logique arcade cyclique du Die & Retry traverse le jeu vidéo et s’est imposée comme un mécanisme de progression tolérable et toléré. Il s’agit de faire traverser au joueur un certain nombre de fois un passage jusqu’à ce qu’il réussisse à force de persévérance. Contre un univers fait de calculs il faut trouver l’issue à la force brute et répétitive de la mise à l’épreuve du modèle auquel on fait face. La mécanique de sauvegarde rapide et de chargement rapide popularisée par le FPS a sanctuarisé le Die & Retry. Il n’est pas question de défier l’ordinateur sur le terrain de la ruse mais sur celui de la familiarité avec l’environnement, le positionnement exact des personnages à exécuter, la routine du geste. Comme un tir de mortier que l’on calibre à force de tentatives infructueuses, jusqu’à la victoire.
Le bon grain de l’ivraie
Il faut pourtant distinguer les jeux qui font de l’échec une condition sine qua none à la progression de ceux qui font du Game Over une simple ligne habituelle du cahier des charges.
Prince of Persia (2003) intègre l’échec à ses résolutions d’énigme. Il est impossible pour le joueur de savoir que lorsqu’il emprunte le chemin que le jeu lui suggère, une trappe s’ouvrira brutalement et le personnage périra. En revanche il sait qu’il dispose d’un mécanisme qui permet de pallier à l’échec en remontant le temps. Le game-design fait constamment appel à cet état de fait afin que le joueur devienne correcteur de sa propre expérience en temps réel. Prince of Persia, pédagogue, instaure un continuum entre la constatation de l’échec et sa résolution, faisant du Die & Retry une logistique souple et bien intégrée.
Dark Souls en revanche fait du Die & Retry un critère de progression en exacerbant l’aspect punitif de la mort – dans l’esprit rogue-like. Ici l’échec est également inéluctable (un gigantesque boulet qui sort de nulle part), mais aucun processus ne permet de s’en défaire immédiatement. La mort est une fatalité récurrente qui fait partie de la routine du gameplay, comme une feature parmi tant d’autres, à l’exception exclusive de la pénalité particulière (temporelle, pécuniaire, etc) qu’elle inflige. La progression est faite d’à-coups, dictée par le rythme auquel le joueur prend connaissance et apprend à négocier les fatalités qui s’abattent sur lui.
Il faut distinguer ces deux derniers jeux, qui misent avec l’échec sur la progression du joueur (sa dextérité, sa connaissance, sa capacité de réflexion, son observation, etc), de titres qui utilisent la défaite comme un outil d’altération de l’avatar in-game ou plus largement de l’univers du jeu. C’est le cas de Rogue Legacy qui intègre la « mort au combat » dans son game-design de roulement de personnage. Chaque défaite signifie un retour à la case départ où il sera possible d’acquérir des compétences et de l’équipement en fonction des performances du protagoniste décédé. Le Die & Retry s’effectue ici en faveur des chiffres, de la montée en puissance virtuelle qui permettra de surpasser plus d’obstacles. L’échec est juste l’étape logique pour faire progresser les statistiques. L’inverse peut également être vrai. De nombreux jeux proposent dorénavant de se rendre plus faciles après de nombreux échecs. A une série de contre-performances (du joueur ou de l’impuissance de l’avatar) succède une modification globale du système de jeu qui s’adapte à un niveau donné. Dans ce cas-là l’aspect Die & Retry est contré, affaibli par le game-design lui-même, qui prend conscience de la potentielle pénibilité que la répétition peut susciter.
Échec en bois
L’échec est partout dans le jeu vidéo, banalisé à l’extrême bien qu’utilisé de différentes manières. C’est une épée de Damoclès que le joueur côtoie en permanence. A tel point qu’il en devient insignifiant en dehors du game-design. Très peu de titres arrivent à dégager un attachement émotionnel autre que la frustration ou la colère de l’engrenage de la défaite ou du raté. C’est d’autant plus dommage de constater que le Die & Retry est souvent utilisé pour organiser un apprentissage à peu de frais afin de convaincre facilement le joueur qu’il évolue. Même si le passage lui fut bloqué artificiellement pour la seule et unique raison qu’il faut progresser. Car les développeurs ne semblent jurer que par cela par moments, sans aucune considération pour la cohérence et la crédibilité de l’univers qu’ils construisent. C’est de cette façon que des mécaniques éculées comme le grinding parviennent à persister, à cause de pics de difficulté posés là pour que le joueur se sente plus puissant après s’être fait démolir une bonne dizaine de fois.
Comment alors donner du sens à l’échec autrement que par ses aspirations de gameplay et de progression ? Comment compléter une propriété inhérente au jeu en une caractéristique totale qui fait également sens sur le plan global de l’expérience du jeu vidéo ? La première réponse et la plus simple (simpliste ?) : l’échec doit avoir du sens sur, au minimum, deux niveaux différents. Au niveau du gameplay bien évidemment (sanction du non-respect des règles, manque de dextérité, d’observation, etc), mais également au niveau de l’identité développée par le titre. Prenons l’exemple de la saga Fire Emblem. La mort permanente qui sanctionne chaque unité qui tombe au combat caractérise la série. Elle est le résultat d’un échec qui fait sens sur le plan du gameplay (mauvais placement, mauvaise anticipation, mauvaise tactique…), et également au niveau du lore du titre qui met en scène des guerres incessantes et impitoyables. La mort définitive est un échec qui ne se prive pas de faire le lien entre le gameplay tactical et l’ambiance belliqueuse. Elle s’immisce dans l’élaboration de l’identité du soft, ne se contente pas d’être une mécanique hors contexte.
Final Fantasy Type-0 use quant à lui d’un procédé intéressant. Le joueur se voit accordé les rênes d’un commando d’élite de quatorze magiciens étudiants. Durant les missions, les possibilités de résurrection sont quasi-nulles. Les personnages meurent presque inévitablement les uns après les autres, jusqu’à ce que le joueur se présente devant le boss, exténué, avec seulement quelques-uns des protagonistes encore en vie. Ici l’échec fait partie du contexte « unité d’élite avec une mission à accomplir coûte que coûte » qui traverse l’histoire. Peu importe ceux qu’on laisse derrière, leur défaite (in fine l’échec du joueur, programmé par le jeu) fait partie de l’accomplissement d’une plus grande tâche. Les morts successives en mission constituent un argument en faveur d’une certaine vision de la guerre que le titre essaie de transmettre via un discours sur le sacrifice. La récente « daddyfication » (The Last of Us, Bioshock Infinite, The Walking Dead, etc) des jeux, elle, utilise l’échec comme un prisme pour la culpabilité. Les conséquences du naufrage du personnage principal blessent ou mettent en difficulté la personne protégée de façon à ce que le joueur éprouve des regrets pour telle ou telle action.
Occurrences et événements
Une autre solution pour pallier au manque de signification de l’échec serait de l’inscrire au fer rouge dans la construction de l’expérience chez le joueur. En sociologie de l’information [1], on s’intéresse à la façon dont les personnes interprètent les informations du quotidien, qu’elles soient stockées dans le passé, le présent ou le futur. Le continuum de chaque individu est constitué d’occurrences : des faits établis et observables. Certaines sont plus importantes que d’autres (mariage, premier travail, etc). A chaque fois qu’un individu tentera d’ordonner son expérience, c’est-à-dire à chaque fois qu’il fera appel à ses connaissances pour une raison ou pour une autre, l’occurrence qui lui permettra de réinterpréter son présent se transformera en événement : en faisant appel à telle occurrence, l’individu a pu comprendre et contextualiser la situation. Elle devient donc un événement. Le passé et le futur sont sans cesse modifiés par ce processus de réaménagement des conceptions. Un exemple : j’entre dans une pièce qui semble familière, je me souviens être déjà venu ici : c’est la maison des parents, je peux alors actionner tout un comportement (social, corporel, etc) qui correspond à l’endroit. La construction d’événements est tributaire des objectifs du moment.
La transition avec l’échec dans le jeu vidéo n’est sans doute pas évidente, mais voilà où l’on veut en venir : pour créer une mécanique de Die & Retry et un game-design efficaces qui aient de l’amplitude, il est nécessaire que chaque échec (occurrence) comporte les caractéristiques qui lui permettent de muter en événement une fois que le joueur fait appel à son expérience. En somme il s’agit d’optimiser pédagogiquement la façon dont le joueur se heurte à l’obstacle afin qu’il dispose d’une occurrence complète qu’il pourra transformer en événement à son second essai et ainsi surpasser ses difficultés. Seulement pour que l’occurrence s’imprime dans l’esprit de l’individu, il est indispensable de lui accorder soit un caractère marquant, soit un caractère routinier. C’est là qu’intervient la mise en place de la signification de l’échec par rapport à l’univers du jeu. Si l’occurrence de l’échec ne raisonne pas avec le contexte, le joueur sera incapable de la remobiliser correctement et entièrement. On retournerait alors dans le cercle abrutissant du Die & Retry par la force brute.
Illustrons avec l’exemple de Brothers : A Tale of Two Sons (attention spoil), même s’il ne s’agit pas exactement de Die & Retry ici. Durant toute la durée du titre, le gameplay nous confronte à une série d’énigmes que l’on résout grâce à la coopération des deux frères. Parmi ces énigmes, certaines reviennent fréquemment (montée d’échelle, nage), de telle sorte qu’elles deviennent familières. Une fois le grand frère décédé à la fin du jeu et le petit frère confronté à sa peur de l’eau, le joueur, en faisant appel à la routine qu’il a constaté plus tôt et à la logique coopérative qui imprègne le titre, comprend qu’il suffit alors d’actionner le bouton du grand frère (mort, d’où la symbolique) pour traverser l’obstacle. L’astuce est simple, mais travaillée tout au long du jeu pour aboutir à un game-design rusé. Dark Souls, lui, par contre, préfère jouer sur l’impact et la soudaineté afin de graver l’occurrence dans les esprits. Le tout début de l’aventure est l’occasion de se faire asséner un imparable coup de massue par le premier boss si on le fixe trop longtemps depuis le balcon d’où l’on se croit à l’abri. Ici c’est l’impitoyabilité de l’univers du titre qui fait son chemin dans les représentations du joueur et lui permet d’appréhender l’ambiance ainsi que les nouveaux défis qui s’offrent à lui. Chaque fois qu’il sera confronté à une nouvelle situation qu’il voudra interpréter, le caractère cruel du monde dans lequel il se trouve lui sera rappelé grâce à ces événements, et adoptera par conséquent un comportement adéquat.
Notes
[1] Voir Harvey Molotch, Marilyn Lester, "Informer : une conduite délibérée de l’usage stratégique des évènements" in Réseaux, Vol. 14, 1996. Disponible en ligne
Vos commentaires
Skyzoquiche # Le 10 juillet 2014 à 12:44
Tu parles de Die & Retry abrutissant, d’apprentissage à peu de frais, mais l’occurence la plus utilisée dans ce type de jeu (comme dans la plupart des jeux vidéos) est justement l’expérience vécue sur d’autres titres. On a appris à calculer ses sauts dans notre 1er platformer, on a appris a dispatcher nos points d’expérience dans notre 1er RPG, etc.
Les Die & Retry que tu trouves médiocres ne sont donc que de vulgaires jeux, comme un vulgaire RPG ressemble à un autre. Les devs font un Die & retry pour ceux qui aiment le Die & retry, et qui en connaissent et maitrisent les particularités.Ce qui fait ce que tu considères comme un bon Die & Retry (et donc un bon jeu), c’est la petite originalité qui nous le fera préférer à ses pairs, tous plus ou moins clones les uns des autres, et dans lesquels, passé l’apprentissage du gameplay propre au style, on viendra juste chercher sa dose régulière dans le type de jeu qu’on affectionne.
J’avoue avoir été particulièrement touché par le passage que tu décris dans "Brothers : A Tale of Two Sons". Malgré un gameplay un peu mou, cette fin a inscrit ce jeu dans mon inconscient, et il me revient des fois en tête quand quelqu’un me parle de la mort d’un proche.
Bref, excellent article, comme d’habitude.
AlxBourcier # Le 10 juillet 2014 à 21:40
Fier de moi pour avoir évité le spoil de l’article sur Brothers : A Tale of Two Sons, lire la fin du commentaire de Skyzoquiche m’était inévitable. Mec, t’es sympa mais j’te hais.
Pour compléter sur le Die & Retry, j’ai deux exemples de jeux, deux gameplays différents qui à eux seuls tordent la grammaire vidéo-ludique que l’on connaît à travers le fameux Echec = Mort.
Mustache Armies, un petit jeu français gratuit et Life Goes On. Deux cas assez intéressant d’un point de vue sémantique puisque ce sont des jeux où le succès est conditionné par la mort, sans aucun intermède d’apprentissage. Mort = Réussite en somme.
M’est avis que le jeu vidéo est un des seuls médiums a opérer ce genre de déplacement sur le sens du message au récepteur.
Nicolas Turcev # Le 10 juillet 2014 à 21:49
Ah ouep, c’est très intéressant ça comme soft, merci pour les liens ! Life Goes On a un bon concept. Et merci Skyzoquiche.
La_Planche # Le 31 juillet 2014 à 22:19
Honnêtement, tout en lisant ce papier, je me suis demandé "où l’auteur souhaite-t-il en venir ?". Arrivé au bout, je me le demande encore. Ça et certaines formulations un peu floues qui rendent les différentes thèses soutenues... un peu... floues.
Je comprends qu’il s’agit d’analyser la manière qu’ont les différentes "races" de jeux vidéos d’exploiter cette composante effectivement intrinsèque au jeu qu’est l’échec - le jeu n’ayant par définition que deux issues possibles, le succès, ou bien l’échec, donc. C’est bien ce qui fait son sel, et c’est pour ça que l’on parle d’enjeu. C’est encore l’espace d’expression le plus accessible pour l’expression de tout ce qui concerne un certain instinct de domination - Mais j’ai l’impression que vous essayez de soutenir que le jeu vidéo devrait s’efforcer de donner un sens bien spécifique à l’échec, un sens qui vous est personnel, un sens que vous tentez de définir confusément. Un sens que je ne parviens pas à saisir, même après relecture.
Il me semble que c’est un problème de langage en fait. Entre autre je n’ai pas saisi le concept d’occurrence, surtout cette histoire de "mutation" de "l’occurrence" vers "l’évènement". Soit les termes sont inadéquats, soit ils appartiennent à un domaine technique et scientifique qui me dépasse - et je ne suis sans doute pas le seul. Auriez-vous l’amabilité de reformuler / résumer / paraphraser l’essentiel votre dernier paragraphe à l’aide de termes peut-être plus profanes ? Car, de vous avoir suivi jusqu’au bout sans parvenir à vous comprendre, je vous avoue ma frustration finale.
Nicolas Turcev # Le 1er août 2014 à 12:36
Selon moi, les occurrences de jeu, c’est à dire les faits perçus (l’environnement, la configuration du niveau, l’habileté demandée, etc), doivent pouvoir constituer une ressource intelligible et interprétative qui nous permet de surmonter l’obstacle lorsque nous y sommes confronté à nouveau sans avoir à passer "en force" ou de manière brute en enchainant sans cesse les Die & Retry. Si l’occurrence permet cela, elle passe au statut d’événement, puisqu’elle aura permis au joueur d’interpréter la phase de jeu, de lui donner un sens qui permet de la surpasser. En gros, de simple observation (occurrence) l’agencement intelligent du game-design ferait que cela se transforme via le mécanisme d’interprétation du joueur en une solution. Il faut que l’occurrence (le contexte du jeu crée par le game-designer observable par le joueur) ait en son sein les éléments objectifs qui peuvent être interprétés par le joueur (en utilisant sa mémoire) lors de son second passage et qui lui permettront de réussir. Par exemple, si un jeu me demande de marcher dans un couloir et que certaines dalles s’ouvrent aléatoirement en-dessous de moi et me font mourir, l’occurrence ne pourra devenir un événement car elle repose sur un caractère aléatoire qui empêche la prédiction du joueur. Chaque fois qu’il entrera à nouveau dans ce couloir, il ne pourra pas anticiper quelles sont les dalles qui vont s’ouvrir et donc sera frustré. A aucun moment son expérience passée de l’échec ne peut lui servir pour surpasser une épreuve.
La_Planche # Le 1er août 2014 à 23:03
D’accord, c’est plus clair comme ça. Effectivement, ça parait frapper au coin du bon sens. Merci beaucoup.
Laisser un commentaire :
Suivre les commentaires : |