Valkyrie Profile : Covenant of the Plume, Undertale

Dilemme

En ce qui concerne la narration, le jeu vidéo possède une différence fondamentale vis à vis du cinéma et autres supports audiovisuels : ce que l’on appelle le gameplay, soit tous les organes et mécaniques permettant d’interagir avec le jeu. Par son intermédiaire, un développeur créatif peut éviter de laisser son œuvre se dérouler sur un rail : ouvrir des embranchements scénaristiques, faire surgir des mécaniques surprenantes ou autres idées pour se démarquer de la concurrence. Il serait tentant de placer là la très en vogue pépite NieR Automata, qui nécessiterait surement un article consacré, mais dans le genre le discret Undertale nous offrait en 2015 un exemple assez concret. Et ce n’est certainement pas le seul.

A moins d’avoir vécu dans une grotte ces dernières années, il est peu probable pour un passionné d’être passé à côté du phénomène Undertale. Acclamé par la critique, adulé par les joueurs pour son ambiance, son scénario, sa musique et son système de combat original, d’autant plus qu’il est vu comme l’œuvre d’un unique créateur indépendant qui prend de fait une aura mystique de l’artiste maudit. Undertale se présente comme une ode au JRPG 2D des années 80-90 dont il reprend la forme, les codes et un sacré paquet de références plus ou moins appuyées. Citons en vrac Mother, Live a Live ou Shin Megami Tensei qui tous semblent avoir imprégné le travail de Toby Fox à des degrés divers. Pourtant s’il y a une filiation qui m’a personnellement sautée aux yeux, c’est celle du dilemme qui me semble tout droit issue de Valkyrie Profile : Covenant of the Plume. Tiré par les cheveux ? Pas si sûr.

You are filled with determination

Si le jeu vidéo indépendant plait tant ces temps-ci, ce n’est pas seulement parce qu’on en remplit nos chariots Steam pendant les soldes plus facilement qu’avec du Triple A. C’est surtout que le manque de moyens humains et financiers dont il se dépare rarement ne lui permet pas de rivaliser sur le plan de la technique pure, l’obligeant à compenser par une plus grande créativité ou du moins originalité. La vraie audace d’Undertale réside en son système de combat qui, au lieu de singer un simple tour par tour à frapper les ennemis, présente un étonnant mélange de shoot-them-up façon Danmaku et de jeu de rythme. Nombre de studios ont tenté de se risquer sur le bizarre [1] avec plus ou moins de réussite, mais la bonne idée de Fox va plus loin qu’une simple hybridation : par l’intermédiaire du système, il est possible d’épargner l’adversaire au lieu de le tuer. Mieux, TOUT adversaire peut être gracié, boss compris. Une spécificité qui va à l’encontre de presque 100% de la production RPG et qui, de surcroit, impacte clairement le scénario.

Là où un jeu vidéo classique fera de vous un héros à la morale impeccable dont tout adversaire devient forcément à abattre séance tenante, Undertale pousse à écouter, apprivoiser les apparents ennemis. Les dialogues, les embranchements scénaristiques s’en retrouvent modifiés au gré des choix, jusqu’aux différentes fins du jeu. Le concept est poussé jusqu’à l’habile système de sauvegarde qui garde trace de toutes vos actions passées, y compris d’une partie précédente, sur lesquelles vos interlocuteurs vous jugeront. Le Jugement de l’âme mis à part, cela relève néanmoins d’un vraie détermination de la part de l’individu aux manettes pour éviter les attaques des monstres plusieurs heures durant jusqu’à parvenir à terminer le jeu en vrai pacifiste. Celui qui y arrivera sera un saint, à l’image de l’avatar qu’il a contrôlé. Une coquille vide, pure, un candide. Soit à peu de chose près l’exact inverse du protagoniste de Valkyrie Profile : Covenant of the Plume.

Hécatombe

Tout homme de goût vous le dira, la série Valkyrie Profile fait preuve d’une certaine inconstance : initialement dirigée par l’affect viscéral, puis se faisant plus posée et convenue mais aussi plus vaste dans son second épisode. Moins connu, le troisième — qui prend la forme d’un spin-off — n’avait ni l’un ni l’autre et préférait les traits d’un RPG tactique assez austère de prime abord. Il n’en recelait pas moins d’une richesse insoupçonnée matérialisée par une plume, qui transforme la progression de l’aventure en un concept déséquilibré mais pas dénué d’intérêt. On y incarne le jeune Wylfred, confronté par deux fois à la perte de son père. Sur le champ de bataille nordique d’abord, puis dans la foulée lorsque celui-ci est emporté par la Valkyrie comme Einherjar, ne lui laissant qu’une plume de ses ailes blanches. Sa vie et celle de sa famille basculent alors, jusqu’à ce que son sentiment d’injustice se reporte sur celle qu’il voit comme l’instigatrice de son malheur. D’emblée, CotP annonce la couleur, puisque Wylfred se montre cynique, froid, calculateur au delà de toute morale, pour ne pas dire totalement antipathique. Ne pas prendre en grippe celui que l’on est contraint de contrôler est donc déjà une gageure. Quand on comprend, le scénario avançant, que ses choix sont néfastes à lui-même comme à l’univers que nous avons eu à cœur de protéger deux jeux d’affilée, autant dire qu’on part du mauvais pied pour s’y identifier.

En nous confiant les rênes d’un personnage neutre, capable de se montrer autant pacifiste que génocidaire, Undertale voulait responsabiliser le joueur, lui faire ressentir tout le poids trop souvent nié de ses — mauvaises — actions, un véritable contrat moral. Covenant of the Plume, lui, n’offre véritablement qu’un seul type de choix moral, mais d’une importance capitale tant sur le gameplay que sur le déroulement de l’aventure. En bon anti-héros, Wylfred s’est vu confier une plume magique par Hel, la déesse des morts régnant sur le glacial Niflheim. Celle-ci compte bien se servir de la soif de vengeance du jeune homme, et l’approche en lui présentant la plume comme la solution à tous ses soucis, si et seulement s’il se résout à mettre son humanité et les vestiges de sa droiture de côté. Et en effet, lorsque Wyl lève la plume aux cieux en dernier recours d’une bataille désespérée, son ami de toujours reçoit toute la puissance de l’engagement. En conséquence de quoi ses nouvelles capacités lui permettent de se défaire sans mal de ses ennemis, mais son âme est irrémédiablement consumée par les glaces de Hel.

Le jeu a beau offrir quelques choix limitants dans les lieux à visiter et les alliés à recruter, le véritable serment (Covenant) prôné par le titre est ailleurs. Directement au cœur du gameplay en fait. La plupart des batailles sont conçues comme impossibles à gagner par des moyens (tactiques) normaux. Le nombre ou la force des rangs ennemis poussent donc à consommer nos camarades grâce à la plume, ce qui permet d’en récupérer des pouvoirs spécifiques [2] à même de placer la bataille sous de meilleurs auspices. Mais à mesure qu’il se goinfre pour atteindre son but, notre héros compte de moins en moins d’alliés dont il pourra disposer. Une tragédie Shakespearienne au terme de laquelle il risque fort de devenir une divinité destructrice [3] aux antipodes du miséricordieux. Si le joueur le désire, du moins : dans les faits rien n’oblige à détruire Asgard avant même le Ragnarök, on peut tout à fait utiliser la plume avec parcimonie, aux moments opportuns ou pour récupérer une capacité particulière. Il le faudra de toute manière, si l’on veut viser le meilleur dénouement, celui où tout le monde survit.

Death is Strange

Pour autant le dilemme n’est, pour le joueur pragmatique, pas compliqué à résoudre. Partant du postulat qu’il faudra deux parties au moins pour faire le tour de l’histoire, et les pouvoirs récupérés n’étant pas perdus sur une seconde boucle, il trucidera avec clairvoyance ses compagnons d’infortune pour se forger en Wylfred un demi-dieu vengeur capable de balayer son adversaire du terme de l’aventure. Il ne lui restera plus par la suite qu’à profiter de ce berserker pour marcher sur le prochain scénario sans toucher à un cheveu de ses compagnons.

Il est en revanche bien plus difficile à assumer pour qui se soucie de l’impact de ses choix sur un univers, même virtuel. Car l’antagoniste déclaré du jeu n’est pas n’importe qui : il s’agit ni plus ni moins que de Lenneth [4], protagoniste du jeu original, que les joueurs ont appris à aimer. Toutes considérations de paradoxes sur l’univers de la série mises à part, si la Valkyrie nous est ici présentée comme un personnage encore plus froid voire une criminelle, se résoudre à assassiner celle que l’on a incarné des dizaines d’heures durant n’est pas une perspective des plus agréables. Même chose pour les personnages secondaires jouables, tous bien plus développés que les coquilles vides qui peuplaient Silmeria. On hésitera longuement à les sacrifier une fois qu’on aura eu vent de leurs histoires. Une gymnastique mentale à résoudre, un dilemme moral perpétuel. Le Pathos.

Valkyrie Profile Lenneth jouait sur la tristesse pure mêlée d’héroïsme. Alors que ses mécaniques apparaissent classiques au départ, cet épisode alternatif touche avec habileté des zones de nos émotions de joueurs rarement mises à contribution. En nous obligeant tour à tour à jouer les salauds, puis un chevalier noir qui doute avant de viser la rédemption ultime, émerge un rôle de composition rafraichissant au souvenir indélébile.

J’évoquais plus haut une filiation avec Undertale ; il est certain qu’en fait de lien direct, les deux jeux n’emploient qu’une idée issue du même besoin : confronter le joueur à un choix cornélien, impossible même pour le joueur habitué à faire le bien dans son expression la plus naïve. Un choix qui le hantera tout au long de l’aventure et même après : a-t-il pris la bonne décision ?

Deux mises en application presque opposées pour une même idée de base. Le premier exemple est basé sur la réalisation soudaine pour le joueur que ce qu’il fait est maléfique, dans l’univers du jeu. Trop habitué à dézinguer à vue le moindre ennemi sans prendre en compte ses propres motivations, il n’en sera que plus meurtri et aura ensuite à cœur de se racheter. De son côté, en réglant son curseur de difficulté volontairement trop haut pour se passer des homicides, CotP propose moins un dilemme moral binaire qu’il ne fait subir au joueur une culpabilité lancinante tout au long de son premier run, celle d’avoir envoyé ses amis à l’abattoir par pure faiblesse physique autant que de volonté déficiente. La fréquence d’utilisation est à sa discrétion mais le regret, lui, n’est pas une option.

Si la tentation de créer des histoires plus complexes qu’un héros étincelant sauvant le monde du mal n’est pas nouvelle — le concept d’anti-héros est là pour ça —, les créateurs de jeux vidéo doivent de surcroit faire coïncider l’écriture avec des mécaniques de jeu. Plus ou moins transparentes, celles-ci pourront être ou non utilisées par le joueur, qui peut donc totalement passer à côté de l’expérience voulue. Une gymnastique difficile, qui peine encore à se mettre en application en allant au bout du concept. Ceci étant cette mécanique à peine naissante à l’échelle du média fera surement remonter à l’esprit de mes camarades joueurs et joueuses d’autres références marquantes et plus personnelles autour de la même idée ... Life is Strange, peut-être ?

Notes

[1] Je ne résiste pas à conseiller aux amateurs les excellents T-RPG de Sting Yggdra Union et Knights in the Nightmare qui sont totalement dans le même délire iconoclaste.

[2] Ces "Techniques de Plume" sont dans les faits des sortes d’ordres tactiques en tours limités et restreints à Wyl. Augmentation drastique des caractéristiques, effets surpuissants, on est à une plume de franchir la limite du cheat officiel. Mais à quel prix ?

[3] L’une des mécanique en jeu est celle du Sin (péché). Sous les encouragement de Hel, Wyl est poussé à faire plus qu’achever l’ennemi, il doit continuer à le frapper inlassablement (Overkill) pour accumuler la ressource maléfique. S’il parvient à satisfaire son éminence grise, il sera récompensé par des objets utiles mais dans le cas contraire, les prochaines batailles verront survenir des ennemis plus coriaces.

[4] A ce sujet le jeu entretient le flou une bonne partie de l’aventure durant, puisque les habitués savent que trois déesses partagent une même enveloppe : Lenneth, qui s’est humanisée au contact des Hommes, Silmeria la rebelle et enfin la beaucoup plus patibulaire Hrist, habituelle antagoniste droite dans ses bottes d’acier. L’absence de vrai indice quant au placement du jeu dans la chronologie complexe d’Asgard n’aide pas à se faire une idée sur les intentions — belliqueuses ou non — de la déesse guerrière.

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