Le jeu du studio allemand Yager, on peut le dire, revient de loin. Spec Ops est à la fin des années 90, une franchise de TPS « militaires » réalisés par Zombie Studios qui sont autant d’adaptations commerciales de simulateurs réalisés pour l’armée américaine. A l’époque, ses petits copains sont plutôt à chercher du côté de Delta Force (réalisé par le même studio également...) et Rainbow Six. Attention, spoilers.
Au cours des années 2000, la franchise tombe en désuétude, faute de réussir à rivaliser avec les modèles du genre mais il n’est pas exagéré d’affirmer qu’elle inaugure un modèle de collaboration plus ou moins incestueux entre le Pentagone et l’industrie des jeux. Passée récemment entre les mains de Yager, son sort peut étonner. En faire dix ans plus tard le chef de file des jeux de guerre « anti-militaristes » relève du tour de force. Certes, mettre en scène la descente en enfer d’un héros de guerre n’est pas vraiment inédit ni dans le cinéma (Apocalypse Now, Platoon, Né un 4 juillet etc.) ni d’ailleurs dans le jeu vidéo (L.A Noire). Cependant, le thème est ici exploité dans un TPS, genre rétif à tout scénario supérieur à trois lignes, et avec un « jusqu’au-boutisme » qui force l’admiration....
Opérant une révolution esthétique du genre, Spec Ops : The Line montre la guerre telle qu’elle est : le sang, les têtes qui volent, les pendaisons, les massacres de civils... En bref, le jeu nous ouvre les coulisses de l’horreur en pulvérisant le cadre invisible forgé des années durant par tout un genre : la guerre est propre, chirurgicale car technologique ; elle est à l’affaire des « combattants », seul existe le Digital Battlefield [1].
Auto-destruction
Et en même temps on ne peut pas dire que le jeu se prenne au sérieux. Les escarmouches sont rythmés par une bande son rock volontairement de mauvais goût. Et puis quand survient une musique pompière (un morceau de Verdi par exemple), c’est moins pour surligner l’intensité de l’action que pour tourner en dérision la grandiloquence d’un Gears of War, et peut-être in fine les discours bellicistes et les hommages militaires. Le fait militaire apparaît d’autant plus « dérisoire » qu’il aboutit dans le jeu à la destruction de son objet-même : « le champ de bataille », dans un torrent d’explosions plus proche de Metal Slug ou d’Expendables que d’Operation Flashpoint... Plus le joueur avance, plus il détruit « son terrain de jeu », faisant s’évaporer toute « la logistique de guerre » (les objectifs, le matériel militaire, ses camarades...). Est-on face à une contradiction ? Non plutôt une dialectique car à mesure que le grand barnum militaro-industriel s’effondre pathétiquement, c’est l’horreur qui s’installe. La frontière n’a jamais été aussi mince entre « drôle de guerre » et « massacre de guerre », « règles de guerre absurdes » et « folie »... Le message est clair : la guerre, c’est le massacre ; la guerre, c’est la folie. Mais sur quoi Spec Ops : The Line braque-t-il les projecteurs ? Sur « la réalité de la guerre » ou sur l’illumination généralisée que sa mise en forme technologique a instillé dans nos vies ? Quand l’homme à la radio nous demande si nous ne sommes pas conditionnés par le jeu vidéo, c’est toute une logistique de la perception, au sens de Paul Virilio, qu’il pointe du doigt.
Combattre l’esthétique de la guerre propre
Spec Ops : The Line s’efforce ainsi de combattre l’esthétique de « la guerre comme jeu vidéo ». L’esthétique du Digital Battlefield utilisée par les simulateurs de l’armée américaine a permis de traiter les opérations réelles comme le prolongement d’un jeu vidéo. Le but de cette représentation aseptisée du champ de bataille est clair : mettre à distance l’ennemi, voire le soustraire au regard. Du fait de la synergie entre l’armée et l’industrie des jeux vidéo, elle est devenue « dominante » dans les FPS/TPS, à partir du premier Spec Ops (1998), une des premières tentatives de vendre une simulation d’infanterie au grand public. Personne ne doute que l’esthétique des Splinter Cell, Operation Flashpoint et consorts est devenue hégémonique aujourd’hui ; pourtant avant 1998 c’était loin d’être le cas... Si on parlait de doom-like, c’était pour faire référence à un certain dispositif de représentation (FPS) mais aussi à une tonalité très subculture, mélange de pop culture, de sci-fi et d’heroic fantasy, que l’on songe à Doom, Hexen, Duke Nukem, Blood ou Rise of the Triad... Ces jeux ne lésinaient pas sur le mauvais goût et l’hémoglobine, ce qui expliquait sans doute pourquoi ils étaient les cibles privilégiés de la majorité morale aux USA, un lobby moins loquace aujourd’hui envers les FPS « anti-terroristes ». En revenant à cette esthétique pop, Spec Ops : The Line « déconstruit » dans le même élan le Digital Battlefield que son ancêtre a popularisé il y a 10 ans, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes...
Une déconstruction qui est aussi un impératif vital :
"Ce n’est pas le fantasme d’une guerre aseptisée conduite comme un jeu derrière des écrans d’ordinateur qui nous protège de la réalité du face à face mortel avec l’ennemi, bien au contraire, c’est bien le fantasme de la rencontre sanglante avec l’ennemi qui nous permet d’échapper à la réalité de la guerre déshumanisée, transformée en opération technologique anonyme...." [2]
a souligné le philosophe Slavoj Zizek. C’est pourquoi, ce n’est peut-être pas un hasard si l’anéantissement sépulcral du champ de bataille se confond dans le jeu avec celui du Dubaï, dont l’architecture éthérée voire « transparente » dissimule une réalité terrifiante à savoir la logique de prédation du capitalisme financier.
L’horreur est non négociable
La déconstruction du genre doit également beaucoup au travail du narrative designer. Celui-ci tente de placer le joueur devant les conséquences de ses actes en se jouant des conventions. La scène de nettoyage au « phosphore blanc » rappelle évidemment celle du pilonnage dans l’hélicoptère de Modern Warfare. La jubilation cathartique qu’elle peut procurer via l’écran de contrôle tourne rapidement à la nausée quand s’en suit la traversée d’un paysage apocalyptique qui dévoile au grand jour un charnier de soldats... mais aussi de civils. Même procédé lorsqu’on sera confronté au lynchage de notre camarade par un attroupement de civils en colère, une resucée crépusculaire de la mission « No Russian » de Modern Warfare 2. Dans cette situation, que faire ? Disperser les civils en un coup de feu... ou se venger ? A l’image de la trajectoire de l’héros, notre « purgatoire » est latent : les civils étaient absents du Digital Battlefield, ils deviennent ici « incontournables ». Sujets à la folie militaire, ils sont irrémédiablement affectés par vos actions. En détruisant dans la fureur des combats les réserves d’eau, le joueur les condamne à une mort certaine. Une manière choc de signifier qu’une guerre sans civils n’existe que dans les jeux vidéo.
Une façon aussi pousser le joueur dans ses retranchements. Ce qui est apparemment gagné au vue des messages sur certains forums, où des joueurs cherchaient une solution alternative pour rejouer la scène du "phosphore blanc"... Sur cet aspect, on peut bien sûr accuser le scénariste d’y être allé avec ses gros sabots, voire de nous avoir pris en otage... Au regard du principe d’interactivité, n’était-on pas fondé à activer une « clause de conscience ? Jouer sur notre sentiment de culpabilité en nous infligeant un certain nombre de choix moraux qui n’en sont pas, et peuvent porter sur des éléments que nous ignorons, ne comporte-t-il pas une part de malhonnêteté ? Et puis, à partir du moment où la guerre est mise à nu, le joueur se retrouve fatalement dans une situation inconfortable : alors spectateur ou « complice » des atrocités qui défilent sur l’écran ? Le scénariste, un rien Ponce Pilate, s’en lave les mains en déclarant dans une interview que « le joueur doit lever le pad ». Mais ce n’est pas aussi simple...
En dépit de ses maladresses, on saluera la persévérance de la déconstruction qui se poursuit jusqu’au final du jeu où le Digital Battlefield est réduit à un mirage. Tous les repères se brouillent : qui est l’ami ? l’ennemi ? le coupable ? l’innocent ? Pourquoi suis-je là ? Le tableau de Konrad est la métaphore de la pure construction politique et intime de l’ennemi, et donc de la guerre. In fine, c’est le moment où l’interface, le Digital Battlefield, cède définitivement la place au face à face, à la rencontre tant redoutée avec l’ennemi. En lui donnant un visage, le jeu l’a détruit. Et c’est le joueur, à l’image de son héros saisi par un stress post-traumatique, qui s’est perdu.
Vos commentaires
Raphael Lucas # Le 6 novembre 2012 à 11:39
L’article que j’attendais sur Spec Ops ! Bien vu, l’idée de la clause de conscience !
Pierre # Le 6 novembre 2012 à 12:40
On peut épargner les civils lors de la scène du lynchage : il suffit de tirer par terre ou dans les airs pour les faire fuir. C’est ce que j’ai fait intuitivement dès mon premier run.
Tony # Le 6 novembre 2012 à 14:16
Merci Pierre j’avais pas vu... En fait, j’ai essayé intuitivement de quitter la scène au départ mais les civils me bastonnaient...
En fait quand on tire dessus, ils s’enfuient aussi mais il n’en reste pas moins qu’il y a des cadavres sur le sol. C’est pas la même scène quand on tire en l’air ?
Dis-moi car je modifierai le texte dans ce cas.
BlackLabel # Le 6 novembre 2012 à 16:17
J’ai trouvé ce jeu assez bidon et prétentieux pour ma part, je me suis même arrêté à la scène du phosphore blanc. En premier lieu le gameplay est générique au possible, tous les gunfights se ressemblent et ne m’ont pas donné envie de continuer.
Mais surtout le jeu trahit le joueur. Moi je pensais que les personnages principaux savaient ce qu’ils faisaient même si je trouvais ça pas très crédible sur le plan psychologique et même assez convenu voire cliché, et en tant que joueur j’attendais de découvrir le fin mot de l’histoire. Ensuite y’a la scène du phosphore blanc...
Là je n’ai pas compris le but. Lors de cette scène, je me rends compte que les héros en savent aussi peu que moi, mais que contrairement à moi ils tirent des conclusions et agissent de manière irresponsable voire débile alors qu’ils font partie d’une élite (très crédible !), ce qui me désolidarise de cette scène et ne fait que confirmer que j’avais raison de ne pas y croire depuis le début.
Je ne fais que jouer pour avancer dans le jeu, quoi, je ne tue pas de vraies personnes. Dois-je me sentir coupable d’avoir tué des polygones de "civils" alors que ce sont les objectifs des personnages que je remplis, et non les miens ?
Tony Fortin # Le 6 novembre 2012 à 16:43
Oui c’est sûr qu’il y a plein de choses qui ne fonctionnent pas, et que c’est un jeu souvent maladroit à bien des égards. Le gameplay en particulier est super chiant et inintéressant...
Je trouve cependant que le cheminement est crédible : la guerre c’est l’excès et une bonne partie de folie. Le jeu le montre bien, ce qui est débile c’est de la présenter comme le résultat d’un travail propre et "pro" mené par une "élite" bien formée, justement... Vision qui a d’ailleurs été démentie par d’autres oeuvres, comme la série américaine Generation kill, qui montre les prolos blancs et les minorités des USA engagés en Irak dans une guerre conduite par une flopée d’incompétents et d’arrivistes, guerre qui n’est pas vraiment à un mort civil près...
Et puis la fin rattrape une bonne partie des défauts, elle participe d’une démarche jusqu’au-boutiste d’autant plus respectable qu’une fin anti-militariste assez inattendu de la part d’un jeu vidéo militaire...
Simon JB # Le 6 novembre 2012 à 19:21
BlackLabel, si tu vas jusqu’au bout tu en comprendras bien plus sur les motivations des personnages (via un twist final finalement plutôt bien amené). Et notamment sur les contradictions apparentes de leur comportement. Le jeu joue sur la culpabilité du joueur, mais aussi sur la gêne que tu pointes, celle d’avoir à suivre des objectifs qui ne sont pas les tiens. La question du choix est d’ailleurs importante : TOUS les choix proposés dans le jeu n’en sont pas, même si ils donnent l’illusion d’une certaine liberté. Le jeu est un couloir, le même couloir que tous les Call of Duty sauf qu’il fait de cette obéissance du joueur au gameplay le coeur de son propos (cf les objectifs, de plus en plus impératifs et imprécis au fil de l’aventure "RUN", "OBEY").
Il y a plein de détails intéressants qu’on pourrait analyser : les fondus au blanc, la scène de l’hélicoptère jouée deux fois ("est-ce que je n’ai pas déjà vu ça quelque part ?", ah ah ah).
Je ne trouve pas le gameplay si mauvais. C’est générique, il n’y a pas d’idée nouvelle (à part la gestion du sable, mais sous-exploitée), mais c’est fait avec talent et professionnalisme : les armes ont du punch, les ennemis ne sont pas excessivement idiots et surtout le jeu ne se résume pas totalement à du duck & cover. De plus, le style "générique" du jeu est en lui même une critique du genre, comme c’est bien résumé dans l’article.
Côté scénario, c’est moins l’histoire elle-même qui m’impressionne (il y a pas mal de problèmes de rythme, quelques situations mal amenées, et globalement un scénario déséquilibré) que l’écriture et la mise en scène au fil de l’eau. Le jeu est très "écrit", et hyper efficace jusque dans son côté manipulateur. C’est parfois un peu facile mais assez brillant.
Tony Fortin # Le 6 novembre 2012 à 19:35
Et donc qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’il y a vraiment une possibilité d’éviter des morts lors de la scène consécutive au lynchage ? J’ai l’impression que le jeu avait uniquement prévu qu’on vise dans le tas, j’ai tort ?
Tony Fortin # Le 6 novembre 2012 à 19:39
Sinon de mon point de vue, le gameplay générique ne participe pas à la déconstruction du genre, il résulte juste d’une absence cruelle de production value, ce qui me semble faire sens, c’est plutôt plutôt l’aspect "playground of destruction" et pop/gore de la mise en scène...
Pierre # Le 6 novembre 2012 à 20:27
Oui, tu as tort, je te l’ai déjà dit ! ^^ Quand on tire sur le sol ou dans les airs, ils paniquent et s’en vont. Pas besoin d’en tuer un seul.
@ Simon : d’accord à 100% avec toi.
WakuSeven # Le 6 novembre 2012 à 22:55
Je confirme les dires de Pierre. Lors de la scène consécutive au lynchage, il est tout à fait possible d’éviter une tuerie et ce, soit en tirant dans les airs, soit dans le sol. Suite à quoi, les civils prennent peur et s’enfuient sans demander leur reste et ce malgré les velléités légitimes qu’ils tiennent à l’encontre des soldats.
A mon sens Spec Ops est un des rares jeux actuels que j’ai fais qui ne contextualise pas clairement les (non) choix à prendre. Pas de QTE, pas de boîte de dialogue qui vous demande ce que vous souhaitez faire. Vous êtes face à une situation donnée, souvent problématique d’un point de vue moral et le jeu ne vous prends pas par la main. Débrouille toi avec les outils proposés (les interactions proposés par le gameplay à savoir un gameplay de TPS classique) et advienne que pourra ! J’ai trouvé en cela le jeu assez brillant.
Simon JB # Le 7 novembre 2012 à 11:16
C’est vrai que les choix ne sont jamais contextualisés.
Je repense au premier moment où on commence à tirer sur des soldats américains, par exemple. Un personnage hostile apparaît, je lui tire dessus sans réfléchir (on est dans un TPS, bordel ^^). Le gameplay ne me laisse pas tellement le choix d’ailleurs, c’est ça ou être tué. La vraie option, la logique, celle qui aurait évité tous les malentendus et la descente aux enfers qui suit, le jeu ne la propose pas : cesser le feu, discuter, calmer la situation.
C’est en ça que c’est malhonnête et brillant.
La scène du lynchage est alors peut-être le seul endroit où le joueur a un peu de libre arbitre. Parce que tous les autres moments-clés sont joués d’avance (impossible de refuser la scène du phosphore par exemple).
Je ne sais pas, peut-être n’ais-je pas assez joué à des TPS mais j’ai vraiment du mal à faire la fine bouche sur le gameplay de Spec Ops. Que ça n’invente rien, certes, mais au niveau du gameplay pur, je ne trouve pas ça très loin en dessous des Gears of Wars et Uncharted (si on enlève les phases de plate-forme évidemment). Et la production value du jeu est loin d’être catastrophique : c’est beau, pas buggué, ça tourne bien et le jeu est bourré de détails (notamment l’évolution physique des principaux protagonistes).
Quand je dis que le gameplay participe à la déconstruction du genre c’est qu’ils jouent sur ce caractère répétitif propre aux TPS (je me met à couvert, je tire sur chaque cm de peau qui dépasse, je recharge, je continue) pour le retourner comme un gant : c’est parce qu’on est pris par cette répétition, par cette nécessité d’aller sans cesse de l’avant (vers le prochain massacre, le prochain ennemi) qu’on en arrive à ne plus faire vraiment attention à ce qu’on fait. Plus le gameplay est simple, plus le piège se referme ; mais il y a aussi probablement un manque de moyens pour faire mieux, je te l’accorde. C’est une série B du jeu-vidéo, Spec OPS, mais quelle série B.
Tony Fortin # Le 7 novembre 2012 à 11:25
Oui en effet, disons que je suis passé de Max Payne et Spec : Ops et j’ai vu "le gap" au niveau du gameplay et plus généralement de feeling
Peut-être que je me trompe, mais je trouve les ennemis beaucoup plus mobiles et le lien avec les co-équipiers beaucoup moins anecdotique dans Freedom Fighters, jeu qui a presque 10 ans... Peut-être aussi que je me trompe...
Sinon oui, on est d’accord c’est un jeu formidable et c’est bien pour ça que j’ai repris ma plume pour le chroniquer :). C’est vraiment dommage que ses ventes aient été aussi décevantes car il y a 1000 fois plus d’idées, d’intelligence et surtout d’audace que dans les 3/4 des FPS sur le marché. Ils ont risqué gros et ils ont perdu, c’est quand même dommage surtout quand tu regardes les bouses idéologiques et artistiques que représentent les deux derniers Modern Warfare.
BlackLabel # Le 7 novembre 2012 à 13:22
Simon JB :"Si tu vas jusqu’au bout tu en comprendras bien plus sur les motivations des personnages (via un twist final finalement plutôt bien amené). Et notamment sur les contradictions apparentes de leur comportement. Le jeu joue sur la culpabilité du joueur, mais aussi sur la gêne que tu pointes, celle d’avoir à suivre des objectifs qui ne sont pas les tiens."
Je n’ai pas été gêné de suivre des objectifs qui n’étaient pas les miens, c’est toujours ce que je fais dans un jeu vidéo ; suivre l’histoire du héros qu’on me propose d’incarner. Donc le coup de me rendre coupable, je trouve ça assez bidon. Le monde est "vrai" pour le personnage et peut le devenir pour moi par procuration, mais de mon point de vue c’est virtuel et je ne me sentirais jamais coupable de tuer des polygones.
Sinon ce que je n’ai pas joué, je l’ai vu sur Youtube, et si j’ai trouvé la fin réussie si on la décapite du reste du jeu, elle ne m’a pas convaincu pour autant. Dans Full Metal Jacket ou Apocalypse Now, on comprend les motivations des personnages. Là je ne comprenais pas, j’attendais de savoir, et au final je dois me consoler avec un pied de nez scénaristique.
Ça me passe complètement à côté, notamment parce qu’il y a trop de situations dès le début où je ne trouvais pas le jeu crédible. Une des scènes qui m’a marqué, c’est lorsque les personnages passent dans un tunnel rempli de cadavres et discutent tranquillement. Ils ne se bouchent pas le nez, ils ne vomissent pas, ils se contentent de dire que ça pue... Et il y a plusieurs scènes de ce genre où ça ne fonctionne pas, et qui me font dire que les gars qui ont écrit le jeu manquent de connaissances élémentaires sur le sujet qu’ils abordent.
Je reste aussi complètement imperméable aux motivations du héros. Peu importe les révélations finales, Walker est avant tout un militaire d’élite, ce n’est pas un troufion de base ni un débile incompétent. N’importe qui ne devient pas Ranger, et surtout pas à la tête d’une équipe. J’aurais pu comprendre une descente aux enfers vengeresse comme dans Tears of the sun, mais là non, il prend des décisions aberrantes très vite.
Au début du jeu on ne s’en aperçoit pas forcément mais on fait confiance au titre, comme dans n’importe quel jeu. Je pensais que les raisons s’expliqueraient plus tard, le héros en sachant plus que moi. Mais non, il n’en sait pas plus, il agit de cette manière parce que pied de nez scénaristique... et je suis censé me sentir solidaire de sa culpabilité ? Désolé, mais pour moi c’est bidon, pas crédible, et grossièrement manipulateur.
François "Novatediz" # Le 7 novembre 2012 à 13:40
Article très intéressant, pour ma part la scène avec le lynchage, je l’ai résolue en tirant en l’air mais après un long moment "a ne pas vouloir tirer sur les civils". Ce qui est intéressant dans cette scène c’est la graduation entre le moment ou tu perds un personnage sympathique qui a souffert, le but du héros qui est de le sauver, les imprécations de ton coéquipier qui veut tirer, le bruit de la foule et finalement les cailloux qui te font de petit dégâts à ta barre de vie.
Tout ce système jusqu’au dégâts enregistrés dans le système de jeu te place dans les bottes d’un soldat sur le point de faire une bavure et je dois avouer que j’ai été extrêmement soulagé comme rarement dans un jeu de voir qu’il y avait la porte de sortie de ne pas tirer sur la foule mais qu’elle n’est pas simple à trouver.
Call of duty 2 avec la scène des civil ne s’assumait pas en ce sens en permettant de passer la scène, dans spec ops on évite pas un choix avec une option reposant l’intuition et la pression c’est très bien fait.
Pour le reste, je trouve le gameplay très bon et le nombre de moments fou en font un très très grand jeu pour moi. Je n’ai eu de cesse de le recommander à mes amis.
Alphajet # Le 7 novembre 2012 à 14:26
@BlackLabel
"Je n’ai pas été gêné de suivre des objectifs qui n’étaient pas les miens, c’est toujours ce que je fais dans un jeu vidéo ; suivre l’histoire du héros qu’on me propose d’incarner. Donc le coup de me rendre coupable, je trouve ça assez bidon. "
[Spoil]
Je me souviens d’un Agatha Christie que j’ai lu il y a longtemps : Le meurtre de Roger Ackroyd. Dans ce roman, on suit l’aventure à travers le regard du narrateur, qui accompagne le "véritable héros" de l’histoire, Hercule Poirot. Comme souvent dans un roman, on finit par s’identifier au narrateur, et on arrive au bout de l’enquête avec l’étau qui se resserre sur le coupable... qui n’est autre que nous à travers le narrateur.
Faut il donc se sentir trahi par l’auteur qui nous impose cette culpabilité non désirée et subie ? Ou faut-il saluer l’effort de narration originale ?
La principale différence que je vois avec un jeu comme Spec Ops, c’est qu’à la fin du bouquin que je cite, le narrateur change et permet de suivre la fin de l’histoire à travers le regard d’un autre personnage.
[/Spoil]
Chose assez rare dans le jeu vidéo. Quoique, je me rappelle du scénario du 1er Starcraft où à travers l’alternance des différentes campagnes, on suit les intérêts divergents de Kerrigan qui passe de l’humaine à la Reine des Zergs, clairement identifiée comme l’ennemie à abattre.
Bon j’en conviens, mon exemple est un peu tiré par les cheveux :)
Simon JB # Le 7 novembre 2012 à 15:13
@BlackLabel
Je comprend que tu n’aies pas le temps et l’envie de jouer jusqu’au bout à un jeu qui ne t’accroche pas plus que ça, mais permet moi quand même de remarquer que ce n’est pas la même chose d’y jouer et de regarder sur youtube. Au niveau du ressenti, de l’implication émotionnelle, et tout simplement parce que quand on regarde le jeu "comme un film", les problèmes d’écriture, de rythme etc sautent beaucoup plus facilement aux yeux et ça biaise en partie le jugement.
"Peu importe les révélations finales, Walker est avant tout un militaire d’élite, ce n’est pas un troufion de base ni un débile incompétent. N’importe qui ne devient pas Ranger, et surtout pas à la tête d’une équipe"
Tu te bases sur ce qui n’est qu’un à priori pour démonter le réalisme d’un jeu ; comme toi je n’ai jamais fait partie de l’armée US, mais le monde de la fiction - littérature, cinéma, séries - est rempli de militaires d’élite qui pètent même les plombs dans certaines situations extrêmes. Je ne vois pas en quoi c’est moins crédible que chez Conrad, la principale référence du jeu, ou même chez Kubrick, Malick etc...
D’autant plus que la folie du personnage est expliquée par des éléments antérieurs à l’intrigue (notamment sa précédente expérience en afghanistan). Ce n’est pas la plus grande réussite du jeu, parce que c’est vrai que c’est un peu difficile à appréhender pour le joueur, mais on peut leur reconnaître d’avoir tenté de faire passer ça sans aucun artifice scénaristique de type flashback cliché ; on le comprend uniquement par certaines allusions etc...
Sinon, si tu as une impossibilité totale à te sentir coupable de ce que réalise ton ou tes avatars sur un champ de bataille virtuels, c’est sûr que ça ne marchera pas. Mais je trouve ça limite inquiétant. Non pas que le jeu soit très subtil sur ce point, mais il me semble que suivre des objectifs imposés, même dans un contexte ludique, n’est pas un acte anecdotique d’un point de vue moral.
Simon JB # Le 7 novembre 2012 à 15:18
Autrement dit, ouais un vrai soldat normal et professionnel aurait sans doute rebroussé chemin aux premiers signes du bordel ambiant et commandé une évacuation. C’est la chose logique à faire. Mais dans ce cas là le jeu aurait duré 30 secondes et ne serait, tu me l’accorderas pas très intéressant. Il faut bien un peu de "suspension of disbelief" pour lancer l’intrigue. Une fois qu’on a accepté l’idée que Walker est aveuglé par sa fascination pour son ex-chef Konrad, et sa volonté de jouer les héros, le reste de l’intrigue coule à peu près naturellement. "Feel like a hero yet ?"
BlackLabel # Le 7 novembre 2012 à 17:21
Alphajet :"Faut il donc se sentir trahi par l’auteur qui nous impose cette culpabilité non désirée et subie ? Ou faut-il saluer l’effort de narration originale ?"
Tout dépend de la manière de s’y prendre. Je n’ai pas lu ce roman mais là j’ai surtout l’impression qu’on a joué avec tes attentes, on t’a surpris, et non manipulé (encore que je peux me tromper). Pour moi c’est différent.
Par exemple lorsque j’ai regardé Bowling For Columbine, j’ai trouvé le reportage manipulateur et démago, ça se voyait que Moore voulait influencer le spectateur et prenait les intervenants pour des cons avec des questions biaisées, et c’est un peu pareil dans Specs Ops. En fait je trouve ce jeu limite plus dégueulasse dans sa démarche que les opus qu’il cherche à dénoncer.
Simon JB :
Je suis tout à fait d’accord avec toi concernant Youtube, mais comme on me disait que de ne pas finir le jeu me faisait louper le plus important au niveau des révélations, j’ai continué comme j’ai pu (car je l’avais revendu). Et la fin n’a strictement rien changé aux problèmes que j’ai perçu au début du jeu, à savoir des personnages clichés aux réactions pas crédibles, même avant la scène du phosphore blanc.
Ensuite je te suis moins pour Kubrick, notamment. C’est justement toute la différence qu’il y a avec Spec Ops. Dans Full Metal Jacket tu comprends parfaitement pourquoi les marines veulent déloger le sniper même si c’est dangereux voire suicidaire, et ça rend la scène finale d’autant plus troublante car on s’attend à un homme, et c’est une femme. On est aussi surpris qu’eux.
Dans Spec Ops le jeu ne joue pas avec mes attentes, il triche avec moi, il m’impose un cheminement, que je le veuille ou non, comme n’importe quel jeu en somme, sauf que lui me manipule (ou essaye car dans mon cas ça n’a pas fonctionné), et en gros voudrait me faire sentir coupable d’avoir rempli les objectifs d’un personnage débile.
Pour la question de la culpabilité dans le jeu vidéo, je trouve personnellement très malsain de vouloir rendre le joueur coupable d’actes qui sont virtuels. Je pense la même chose des films misérabilistes qui cherchent à mettre absolument mal à l’aise. Je n’ai aucun problème à me sentir coupable face à une oeuvre ; quand par exemple un film nous montre une histoire vraie où un homme donne beaucoup aux autres, oui ça m’interpelle, ça me fait me demander si je ne pourrais pas faire plus, etc. Seulement ça m’appartient, ce sont mes questionnements à moi. Par contre vouloir m’imposer une culpabilité fictive ou virtuelle, c’est probablement ce qui me rend le plus méprisant envers ce jeu. Dénoncer les jeux de guerre en pondant un jeu de guerre, c’est d’une très grande hypocrisie, qu’elle soit voulue ou non.
Simon JB # Le 7 novembre 2012 à 17:39
Le simple fait qu’on se pose ces questions de culpabilité ou non du joueur montre qu’on a affaire à un objet ludique intéressant ;)
Je trouve ton raisonnement sur les "films misérabilistes" et les "histoires vraies" un peu confus.
Moi aussi je déteste au cinéma quand le réalisateur prend le spectateur à parti pour lui faire porter un poids moral qu’il n’a pas demandé (d’autant plus quand les personnages sont instrumentalisés pour ça), typiquement chez Haneke.
Mais la posture du spectateur de cinéma n’est pas la même que celle du joueur du jeu-vidéo. Je ne tiens pas absolument à moraliser à tout va et je ne dis pas qu’il est bon de culpabiliser le joueur, mais je dis que l’efficacité et la pertinence de spec ops est indissociable du fait que ce soit un jeu. C’est pour cela que le regarder sur youtube est un contresens.
En un sens, Spec Ops rompt le pacte avec le joueur, et c’est ce que tu trouves malhonnête ou hypocrite. On peut aussi appeler ça subversion.
Tony Fortin # Le 7 novembre 2012 à 17:46
J’ai modifié le passage sur la scène du lynchage :).
BlackLabel # Le 7 novembre 2012 à 20:55
Simon JB :
Je trouve qu’il y a aussi des façons d’amener les choses. Une des réussites de Kane and Lynch Dog Days c’est de nous retirer la gratification de la violence. Quand tu tires dans la tête d’un ennemi, elle se pixelise (comme une forme de censure), et au lieu d’être fier de toi, au contraire ça fait un effet bizarre. Le jeu ne te soutient pas, ne te dit pas bravo. Je tiens à rappeler que Spec Ops lui n’arrête pas de nous informer qu’on devient un pro avec telle ou telle arme (via une barre en haut de l’écran), et que bientôt on aura droit à son succès/trophée.
De même dans Dog Days il arrive régulièrement au début que les fusillades éclatant en pleine rue, des civils cherchent à fuir, et toi tu ne sais pas toujours faire la différence entre un ennemi ou un innocent. Des fois tu hésites et tu te fais tirer dessus, des fois tu tires et c’est un dommage collatéral, et là aussi l’effet n’est pas agréable. Ça oui pour moi c’est une approche intéressante, et subtile, qui ne me manipule pas. La proposition est claire.
Mais Spec Ops pour moi c’est un jeu médiocre ; un gameplay répétitif, un level-design plat à base de couloirs remplis de caisses, de murs invisibles et de raccourcis faciles (dont les câbles pour passer d’un immeuble à un autre). À partir de là, j’en conclus que si sur son aspect ludique il est médiocre, ça explique aussi (pour moi du moins) pourquoi je n’ai pas accroché au scénario, qui répond sûrement de la même médiocrité.
Et je n’ai pas fait tout le jeu sur Youtube, j’ai joué jusqu’à la scène du phosphore blanc que j’ai trouvé vraiment idiote. C’est justement là où j’ai compris que les héros ne savaient pas du tout ce qu’ils faisaient, ce qui m’a paru invraisemblable pour des militaires de ce calibre.
Je pense que cette médiocrité se retrouve dans sa démarche ; au lieu d’avoir une démarche vraiment intelligente, il force le joueur à aller là où il veut, peu importe les écarts avec des comportements réalistes, l’inexplicable résistance psychologique et même physique des héros face à des tas de cadavres tant qu’ils n’en sont pas directement responsables, le tout étant miraculeusement expliqué à la fin.
Ça donne un jeu ludiquement banal, qui ne sait pas de quoi il parle sur le plan scénaristique, et qui, selon moi par accident, te manipule pour arriver à ses fins, mais en même temps comme il a eu des ambitions, tout est assez confus, il est en quelque sorte si adroitement mal fichu que chaque défaut pourrait passer pour fait exprès, voulu par les créateurs. Un level-design d’une banalité absolue ? C’est pour imiter Call of Duty ! Des personnages sans personnalité ? C’est le propre de la guerre de nous uniformiser, rappelons-nous la première scène de Full Metal Jacket !
neorodriguez # Le 9 novembre 2012 à 14:00
Pour moi c’est l’un des meilleurs jeux auquel j’ai joué. Ca me fait marrer d’ailleurs qu’on nous sorte que le JV reste embourbé dans les mécaniques de narration piqué au cinéma... The Line montre bien que le jeu-vidéo est le meilleur média pour les thrillers psychologique. Je n’ai jamais été aussi bluffé par une histoire, le ressentie m’a tué ! A partir de la moitié du jeu, je commençait à me sentir mal, parfois j’avais limite envie de me fouetter. Et le pire, c’est les critiques qui nous parlent des faux choix comme un point faible, alors que c’est justement l’idée du jeu... Y a que 2 choix possibles offert au joueur (et à Walker) : continuer ou arrêter. Le seul vrai choix que tu peux faire c’est d’arrêter de jouer, mais tu aurais acheté ton jeu pour rien, comme Walker et son unité ne serait venue pour rien... L’interfaçage entre le joueur et le jeu n’a jamais été aussi floue. Et je pense qu’il restera une légende un peu comme The Big Lebowski : pas un grand succès au box-office ni dans les critiques, mais une communauté de fans qui grossie années après années.
arch # Le 16 novembre 2012 à 17:26
Bonjour à tous, fameux débat dans les commentaires ! je recherche en vain la scène du fameux lynchage sur youteub, vous auriez une piste ? Le nom du chapitre par exemple ! Merciiiiii et bonne continuation à vous tous !
Icare # Le 9 juin 2015 à 16:36
Donc ce jeu est réaliste. Mokay !
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