Diablo III

Crowd control

« Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude. » [1]

N’avez-vous jamais ressenti de malaise en présence d’une foule ? Dans un musée, dans la queue au cinéma, entouré de belles personnes, plus riches, plus brillantes, plus cultivées que vous, superbement vous ignorant. N’avez-vous jamais tenté, maladroitement, d’accrocher un regard pour ne rencontrer que l’indifférence ? Glissant avidement d’un visage à l’autre, d’une paire de jambes à un sourire qui ne vous est évidemment pas destiné, happant les conversations joyeuses, attendant nerveusement d’être reconnu, rongeant votre solitude.

Heureusement, il y a le monde enchanté du jeu vidéo. Où que vous soyez, tous vous reconnaissent, tous affluent vers vous. Que vous soyez étranger ou amnésique, tous s’ouvriront à vous, vous confieront leurs problèmes, vous offriront récompenses et attentions. C’en serait presque gênant, tant de confiance, comme ça, sans pudeur, aucune retenue. Et pourtant qu’il est doux, pour une fois, d’être au centre de l’attention, de satisfaire votre égotisme, de pouvoir clamer à tue-tête "moi, moi, moi", sans que personne n’y voie rien à redire.

Plus frénétique sera le jeu, plus appuyée sera la flatterie. Ces centaines d’escadrilles, ces milliers de vaisseaux spatiaux, ces boss géants de chair et de métal, pour vous, rien que pour vous. Ces feux d’artifices, ces pluies de boulettes sont en votre honneur. Et vous vous faufilez gaiement, c’est vous qui évitez le contact, vous avez bien mieux à faire. Eux ils sont joyeux de se sacrifier pour votre bon plaisir, de vous délivrer des points et des bonii en explosant avec un bruit satisfaisant.

Prenez Diablo III. Vous pénétrez dans une grotte, des catacombes, vous mettez un pied en Enfer ou au Paradis, peu importe. Immédiatement, vous voici le centre de l’attention. Vagues après vagues, les monstres les plus divers, grotesques, magnifiques, intrépides, se ruent vers vous, se collent à vous. Ils en veulent à votre superbe, ils veulent participer à votre aura, partager avec vous les feux de la rampe.

Vous ne vous laissez pas faire.

Vous martelez, bam, vous hachez, boum, vous slashez, bim, à gauche, à droite, vous sautez et l’écran tremble, vous les envoyez valdinguer hors cadre, ça explose bleu, ça grésille rouge, ça étincelle vert, vous tournez comme un derviche, vous les effacez dix par dix de l’écran, et ils vous crachent des flots d’or et de breloques, que vous aspirez sans y penser, et vous en tapez d’autres, et vous les chargez, vous les empaquetez, et vous leur déchargez votre fureur.

Vous surfez sur la foule.

Vous affolez les compteurs.

Vous cliquetez "moi, moi, moi", comme un Guayaki.

Quand vous en avez assez de cette presse, vous passez à autre chose.

La foule attendra patiemment votre retour.

En 1949, dans son recueil La Vie dans les plis, le poète Henri Michaux invente une série d’exorcismes, des stratégies imaginaires pour préserver sa « liberté d’action » des difficultés d’une vie pesante. Ainsi réserve-t-il aux importuns « la séance de sac » :

Cela commença quand j’étais enfant. Il y avait un grand adulte encombrant. Comment me venger de lui ? Je le mis dans le sac. Là, je pouvais le battre à mon aise. Il criait, mais je ne l’écoutais pas. Il n’était pas intéressant.

Contre les badernes, « la cave aux saucissons » :

J’adore malaxer. Je t’empoigne un maréchal et te le triture si bien qu’il perd la moitié de ses sens, qu’il y perd son nez où il se croyait du flair et jusqu’à sa main qu’il ne pourra plus porter à son képi, même si son corps d’armée entier venait à le saluer.

Ou encore en famille, « la mitrailleuse à gifles » :

Ma colère tout à coup se projeta hors ma main, comme un gant de vent qui en serait sorti, comme deux, trois, quatre, dix gants, des gants d’effluves qui, spasmodiquement, et terriblement vite se précipitèrent de mes extrémités manuelles, filant vers le but, vers la tête odieuse qu’elles atteignirent sans tarder.

Faute de posséder l’imagination du poète, si vous ressentez le besoin de malaxer, de battre à votre aise, spasmodiquement, il vous reste le crowd control, défouloir lyrique.

Notes

[1] Charles Baudelaire, « Les Foules ».

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