Il a fallu un certain temps pour comprendre et digérer le nouveau jeu de Davey Wreden, plus connu pour le bizarre The Stanley Parable. Déprimant, personnel, un peu arnaqueur sur les bords, annoncé deux jours avant sa sortie... bref, The Beginner’s Guide méritait qu’on prenne notre temps et que, au lieu d’écrire une texte à l’interprétation monolithique, nous dialoguions.
Ce texte contient évidemment des spoilers. En même temps, difficile de parler du jeu sans en révéler quoi que ce soit...
Anthony Jauneaud : Je trouve assez déstabilisant que tout le monde ait attendu de The Beginner’s Guide une sorte de suite à The Stanley Parable. Quand Davey Wreden l’a annoncé, il y a tout de suite eu un engouement public, parce qu’il y avait à la base un jeu célébré et connu. Je n’ai jamais fini The Stanley Parable, par contre j’étais bizarrement excité par l’idée de découvrir The Beginner’s Guide... Parce que je ne savais rien sur ce qui m’attendait.
Nicolas Turcev : Si The Beginner’s Guide est considéré comme une suite de The Stanley Parable, c’est avant tout parce que Wreden l’a annoncé comme tel, et je pense qu’il ne faut pas occulter ce détail. Évidemment, ce n’est pas une suite au sens narratif du terme, mais plutôt une continuation de son exploration de la question créative, et du parcours de l’auteur.
« The Beginner’s Guide est un moyen pour Wreden d’exorciser son angoisse et sa peur de décevoir »
AJ : Je pense qu’ici on pourrait expliquer un peu davantage ce qu’est The Beginner’s Guide… Pour une poignée d’euros, Davey Wreden nous offre la visite guidée de l’univers de Coda, un de ses amis développeurs, qui a créé une dizaine de petits jeux, d’expérimentations, de niveaux parfois sans queue ni tête. Le tout est assemblé pour nous, pour découvrir l’œuvre a priori marquante d’un homme a priori sensible. Dès le départ, la narration est posée : Wreden raconte et analyse lui-même ce à quoi nous jouons. Les scripts se déclenchent, dévoilant petit à petit le portrait de ce développeur mystérieux dont le nom évoque aussi bien le terme musical (fin d’un morceau, qui résume l’ensemble), que le passé simple du verbe « coder » (en français). Wreden tente de découvrir une raison derrière chaque idée, derrière chaque brique de gameplay. Je trouve le début... aussi pénible que forcé, maladroit même, mais dès lors que le jeu quitte ce prologue, on réalise que tout cela est une installation, une œuvre bourrée de sens.
Coda, au fond, importe peu, car, comme dans toute bonne métafiction, c’est aussi son narrateur qui est révélé. Wreden est en quelques sortes le représentant d’un jeu vidéo indépendant rigolo et il maîtrise son outil mieux que personne. Il est plus artiste qu’artisan, mais aussi plus sérieux qu’il en a l’air. Si The Stanley Parable avait pour lui son humour, The Beginner’s Guide a pour lui sa gravité. Lorsque le titre s’engouffre au cœur de son sujet, c’est pour finalement être plus pertinent que bien d’autres jeux, alignant scènes et interprétations sur la dépression, celle vécue par Coda, comme celle du narrateur.
NT : Cette dépression dont tu parles, à laquelle Wreden a déjà fait allusion sur son blog, est la résultante de l’engouement autour de The Stanley Parable, et je pense qu’il faut voir The Beginner’s Guide comme un moyen pour lui d’exorciser son angoisse et sa peur de décevoir. Ce qui en fait naturellement un jeu très autocentré, où il se répond à lui-même (ce qu’il ne manque pas d’indiquer en voix off), et qui peut donc laisser le joueur sur le bas-côté. La question est de savoir si The Beginner’s Guide arrive à dépasser son statut d’exutoire psychanalytique pour devenir sinon universel, au moins une œuvre stimulante à laquelle on peut s’identifier. Et pour moi, la réponse est clairement oui. C’est à la fois, sur le plan méta, un fabuleux essai sur la création, et sur le plan intime, un jeu touchant et sensible — comme rarement.
"Wreden a su clairement identifier les clés de son histoire pour ensuite les décalquer sous forme de mécaniques"
AJ : Pour moi, la force du titre vient de la fraîcheur des mécaniques et des symboles qu’il utilise pour traiter son sujet. Je veux dire, dans n’importe quel film, pour illustrer qu’un personnage doute ou se sent perdu, on colle un plan où il se voit dans un miroir sale ou brisé et, hop, le tour est joué. Ici, Wreden va utiliser des symboliques toutes neuves, mais qui font sens. Cette énigme répétée (deux portes à ouvrir en se laissant enfermer dans le sas central) sert aussi à montrer la manière dont nous nous séparons de notre passé, de nos erreurs. Tout le passage sur le ménage est passionnant : les actions les plus simples et les plus répétitives sont parfois pour les gens en dépression la seule activité qui a du sens et qui fait du bien. On nettoie, on range, on classe... Calquer cette sensation sur une mécanique de jeu vidéo, c’est pas nouveau, mais c’est brillant.
NT : Oui, Wreden a clairement su identifier des clés de sa compréhension, de son malaise, de son histoire, pour ensuite les décalquer sous forme de mécaniques, qui vont venir refléter un état, une façon d’être, plus qu’une émotion. Et c’est ce travail d’introspection en amont, vraiment palpable, couplé au talent de game designer de Wreden, qui fait une partie de la richesse du titre. Pour revenir sur la scène du ménage — juste parfaite —, elle est à mettre en lien avec cet entre-deux de l’énigme des portes, cet endroit — confortable — où l’on s’enferme avant d’avancer. Comme une sorte de prison, concept que Wreden visite un peu plus tard, qui le hante presque. Les niveaux successifs se répondent, se réinterprètent, se redécouvrent, pour aboutir à une œuvre d’une jolie complexité. La révélation finale nous incite d’ailleurs à revenir faire un tour dans certaines zones pour y trouver un indice, une piste, qui enrichit un peu plus l’expérience.
"Ce qu’il a vécu, nous l’avons presque tous vécu à des degrés divers et variés"
AJ : Par contre, je dois avouer que j’ai immédiatement décidé, peut-être de manière un peu aléatoire, que Wreden ne parlait pas de lui. En fait, il le fait, dès qu’on enquête un peu sur lui et sur son parcours, on le comprend sans peine. Mais je me suis dit « faisons comme si ce n’était pas lui, mais si c’était une histoire inventée de toute pièce » et ça m’a forcément aidé à me sentir plus impliqué. Je n’ai pas cherché à en savoir davantage ; si c’était vrai, si Wreden a été coupable ou victime de ce dont parle le jeu… Ce qu’il a vécu, nous l’avons presque tous vécu à des degrés divers et variés, et pourtant il a réussi à communiquer tout cela avec un médium actuel, plus proche de moi qu’un des nombreux livres qui existe déjà sur le sujet...
NT : Je pense que c’est essentiel. Cette façon de transmettre un message par de la mécanique pure, par du level design, est quelque chose d’assez neuf (même s’il y a l’architecture), auquel on a été sensibilisé assez tôt. En ce sens, j’aurais tendance à penser que The Beginner’s Guide est un jeu de gamer, parce que je ne suis pas sûr qu’un néophyte, qui n’a donc pas développé cette intelligence émotionnelle de la mécanique, peut se sentir investi.
« Le jeu est tourné comme une sorte de trahison à grande échelle »
AJ : Cette « scène de ménage » m’évoque aussi le plaisir bête et stupide du jeu vidéo, le plaisir de la répétition, de la complétion, que l’on retrouve tant dans les open world et les MMO. Ramasser 400 baies. Pêcher 50 poissons. Tuer 1 000 gobelins. Parfois, c’est plus rassurant que de lire un livre ou de regarder un film que l’on aime...
L’autre soir, on discutait du jeu avec des amis autour d’un verre (ce qui ne m’était pas arrivé depuis des années) et on s’est rendu compte que nous n’avions pas vécu la séquence de l’escalier de la même manière. Lorsque l’on commence à grimper les marches, la vitesse du joueur se ralentit et il est de plus en plus difficile d’atteindre le sommet jusqu’à faire du quasi-sur place (d’ailleurs, l’un de mes collègues a fait ce passage sans utiliser le cheat que Wreden donne au joueur). En rentrant dans la salle au sommet des escaliers, j’ai eu la sensation de trahir Coda, de pénétrer dans une zone qui n’est pas faite pour moi, pour nous ou pour Wreden. Le narrateur n’exprime pas réellement de regrets à ce moment-là ; je ne me sentais pas bien.
NT : Tout le jeu est finalement tourné comme une sorte de trahison à grande échelle, tout est si personnel que le joueur se retrouve dans l’obligation de pénétrer l’intimité. J’ai d’ailleurs moins eu cette impression dans l’épisode de l’escalier que dans celui de l’immense salle avec les messages et pensées de Coda éparpillés un peu partout. Pour résumer, on entre dans une sorte de gigantesque cave inondée de petites notes, très brèves, visualisées par des émoticônes. Le concept de base voulait qu’elles soient laissées là par des joueurs de passage dans le cadre d’une grande expérience en ligne. Mais en vérité, il s’agit exclusivement de la plume de Coda. Prises indépendamment des autres, on ne comprend d’abord pas ce qui est dit dans ces notes. Mais si l’on s’attarde, qu’on fait le choix — délibéré — de déambuler, on parvient à reconstituer le puzzle des émotions de Coda.
Et il y a ce sentiment désagréable, d’être un voyeur, mais en même temps d’aimer ça parce que le jeu vidéo (et l’époque) nous commande de tout voir, tout savoir, quitte à piétiner nos jardins secrets. Wreden nous dit pourtant en voix off qu’il n’y a « rien à voir »... C’est peut-être une façon de sa part de rester pudique malgré l’épanchement sur sa solitude, comme un mécanisme de défense. Ou de jouer sur nos frustrations. Ou bien même un caprice.
À terme, ça m’importait peu puisque j’avais l’impression d’avoir installé un dialogue avec Wreden/Coda, et même quelque part d’être son confident, donc il pouvait bien déverser tous ses états d’âme sur moi — j’étais là pour ça, ce qu’il semble indiquer dans le pitch de départ. J’ai ressenti une très forte empathie, quelque chose de précieux, sans doute plus intense que ce que je peux éprouver dans mes relations quotidiennes. Et en échange de mon oreille attentive, Wreden m’offrait quelques instants de grâce, c’était bien, j’étais bien.
"J’ai l’impression d’avoir visité les lieux d’un accident"
AJ : C’est drôle, j’ai l’impression que nous avons aimé le jeu pour les mêmes raisons, mais qu’elles ont provoqué des sensations différentes chez chacun de nous… Par rapport à l’architecture et le level design, en y repensant ces derniers jours, j’ai trouvé pour le jeu un écho assez étrange dans le dark tourism ou tourisme macabre en français [1]. Comme son nom l’indique assez bien, il s’agit d’un loisir très discutable où des gens voyagent pour voir le théâtre de catastrophes ou de guerres. Tchernobyl, Fukushima, les camps de concentration, le Ground Zero à New York... Et si ce tourisme comporte une question morale passionnante, il possède deux dimensions puissantes. La première est pédagogique : montrer les horreurs pour éduquer les générations futures. La seconde est liée à notre propre culpabilité et la sensation d’avoir survécu, même si tout cela s’est produit loin dans le temps ou dans l’espace.
Tout cela, je le ressens dans The Beginner’s Guide : j’ai visité le lieu d’un accident — personnel, minuscule, sans doute, un problème de « riche » même vu le succès de The Stanley Parable [2] et le fait que Wreden a finalement peu souffert de sa condition de développeur indépendant. Ce drame m’a appris des choses, a résonné en moi, m’a mis mal à l’aise et m’a fait ouvert les yeux encore davantage sur ce besoin de validation de notre génération. Sans le dire, The Beginner’s Guide parle de notre propre solitude et de notre envie de tout posséder. Et c’est pour cela que nous ajoutons des lampadaires chez les autres, comme Wreden le fait dans les jeux de Coda...
The Beginner’s Guide est disponible sur PC, Mac et Linux.
Notes
[1] Pour plus d’informations, jetez un œil à ce court reportage du Monde.fr.
[2] Vendu à 100 000 exemplaires en trois jours, un million en un an.
Vos commentaires
Florent Maurin # Le 27 octobre 2015 à 09:07
Merci pour cette discussion messieurs.
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