19. Contes gluants

Dragon Quest IX, Dragon Quest (série)

Crise d’adolescence

Lorsqu’on évoque la série Dragon Quest en ma présence, ma première pensée instinctive est pour le classicisme — la tradition, même — que la licence d’Enix désormais presque trentenaire a toujours cultivée. Depuis le premier épisode NES fortement inspiré des jeux de rôle sur ordinateurs [1], Dragon Quest se posa en précurseur d’un genre à part entière, celui des jeux de rôle japonais (J-RPG) classiques. La formule fit tache d’huile et l’on vit rapidement fleurir des rivaux plus ou moins directs, avec en premier lieu le poids lourd Final Fantasy. Mais à la différence des autres productions, DraQue (nom réservé aux initiés) s’était toujours protégée de toute influence extérieure [2], au point d’être souvent raillée ou au contraire portée aux nues pour son refus d’évolution (et donc de perversion), l’absence de bouleversement de sa trame — du moins aux yeux de certains — et le dénuement technique dont elle fait preuve. Jusqu’à la sortie du neuvième épisode, qui entraina également des rires, mais pas pour les bonnes raisons.

Une croissance difficile

Revenons un instant sur le classicisme indissociable de la série. À moins de jouer avec des œillères, on ne peut décemment pas occulter cette facette des jeux que l’éditeur, Enix à l’époque, et les développeurs, Chunsoft puis Heartbeat, ont cultivé sept épisodes durant. Presque quinze années qui virent les sprites grossiers de la Famicom à peine liftés au moment de l’arrivée de la série sur Playstation, le charadesign — pourtant œuvre du quasi déifié Akira Toriyama — rester trop statique, des trames narratives basiques aux yeux des profanes [3] et des menus particulièrement austères [4] desservir la série à l’internationale. En effet, malgré des ventes astronomiques récompensant l’extrême popularité de la série au pays du soleil levant — au point qu’elle influença une loi sur l’absentéisme scolaire —, les quelques tentatives d’exportation chez l’oncle Sam ne firent jamais recette, et les localisations européennes brillèrent longtemps par leur absence, conséquence directe de la frilosité des éditeurs devant un public sûrement demandeur de concepts plus dynamiques et accrocheurs.

L’avènement de Square-Enix en 2003 semblait pourtant annonciateur d’un vent de renouveau. Peut-être sous l’influence de la partie Squaresoft de la nouvelle société, le huitième épisode montrait enfin des signes positifs pour l’évolution de la série, laissant de côté la vue aérienne pour faire place à une vraie 3D très inspirée et des personnages en cell-shading du plus bel effet. L’impression d’un jeu véritablement ambitieux et soucieux de se mesurer aux standards du genre avec son monde ouvert (plus qu’auparavant, s’entend) et sa réalisation bien typée qui faisait honneur aux dessins de Toriyama. Le soft développé par Level-5 entendait aussi s’ouvrir à l’internationale et fut enfin distribué sur tous les territoires occidentaux — une première pour le public français — non sans avoir remplacé les inusables menus noirs et blancs par des cadres plus colorés, intégralement doublé les dialogues en anglais, et surtout réorchestré la bande-son, permettant aux joueurs de profiter des sublimes compositions de Koichi Sugiyama dans des conditions optimales. Le succès critique ne se fit pas attendre, tout comme les ventes, plus qu’honorables pour une série si peu diffusée.

On ne pouvait donc être qu’enthousiastes sur la décision de Square-Enix de remettre à niveau la série en proposant une nouvelle ère de DraQue tournée vers les joueurs de JRPG, et non plus simplement vers les adorateurs du concept old-school de la série. Un optimisme qui dura jusqu’en 2009 et la sortie du neuvième épisode, dont on s’aperçut très vite qu’il ne jouait pas sur le même tableau.

Après le Fou, le Bouffon

Car ce qui apparaît sur les écrans des DS — moins adaptées que les consoles de salon aux univers vastes — ressemble foutrement aux rééditions des précédents épisodes de la série sortis sur le même support quelques années plus tôt. Or, si dans le cas d’un remake l’esprit du matériau d’origine s’en trouvait respecté, pour un nouvel épisode, ce choix ressemble énormément à un downgrade, capable de transformer la belle lancée perceptible en un opus plus indigent.

La première lame arriva ainsi de là où l’on ne l’attendait pas, à savoir du marketing. Si au Japon la réclame ne fait aucun complexe, les grandes campagnes de pub pour des jeux vidéo, à plus forte raison sur des séries aussi lointaines du grand public, restent relativement rares en France. Un profane pourrait donc visionner celles — nombreuses — de DraQue IX sans s’émouvoir. Pour les fans, c’est en revanche un coup de massue. Ce ne sont pas les caractéristiques conventionnelles du jeu qui sont mises en avant ni même ses éléments les plus intéressants, ce sont simplement les plus improbables à-côtés qu’une série si conservatrice pouvait recevoir. Ces pubs laissent en effet la part belle aux options de personnalisation qui accompagnent les équipements visibles sur les personnages (créés de toute pièce par le joueur lui-même et éloignés des habituels personnages charismatiques), aux techniques spéciales supposément ahurissantes ou encore aux dispensables fonctions multijoueurs. Tant de parties bien réelles du jeu, mais qui restent triviales dans l’aventure.

Pire, l’imagerie utilisée est ringarde à souhait. Représenter le joueur typique n’a jamais été chose aisée pour les publicitaires tant la tentation est grande de tomber dans la caricature du décérébré, mais c’est ici l’image inverse qui est utilisée. Dans chaque spot, un petit groupe de jeunes beautiful peoples, souriant à l’excès, sont plongés dans une partie de Dragon Quest IX comme des fans piaffant devant le dernier groupe à la mode. Ils s’extasient des nouvelles oreilles de lapine qui donnent l’air trop choupi à leur personnage, et usent de mots se voulant décontractés (« kiffer », « la pêche », « t’as méfu ? » [sic], « mate c’est quoi cette attaque de fou, c’est trop puissant », « c’est une choré de malade »), mais dont le naturel un tantinet forcé souligne le ridicule. D’autres campagnes choisissent la carte de la célébrité pour vendre le produit. On peut ainsi voir Seth Green [5], de l’autre côté de l’Atlantique, vanter les mérites du système de jobs ou de la large garde-robe à disposition, sur le ton de l’humour, mais sans jamais expliquer l’apport des mécaniques en terme de jeu. Et chaque pays y a droit avec plus ou moins de réussite (et de degrés de bouffonnerie).

Clairement empruntés, ces acteurs sont là pour racoler un certain public, celui que l’on nomme parfois casual et qui d’instinct ne serait pas allé vers la licence sans cette réclame montrant le jeu comme le dernier produit tendance. C’est là que le bât blesse : s’il n’y a rien de mal à ce qu’une entreprise fasse tout pour vendre son produit, la méthode utilisée alors ressemblait fort à une trahison de l’esprit de la série, celui-là même qui attirent les joueurs traditionnels. J’ai en effet peine à croire qu’un quelconque joueur confirmé se laissera jamais charmer par ce type d’argumentaire pour le choix de son prochain jeu. Surtout quand la réalité est bien moins aguicheuse : en cours de jeu, les équipements sont choisis pour leurs caractéristiques plutôt que leur look, et Dragon Quest IX est bel et bien un jeu pensé pour le solo. Et s’il comporte effectivement quelques interactions sociales un peu factices par le biais de cartes au trésor à échanger, que certains PNJ se chargent de transmettre des DLC hebdomadaires et gratuits aux voyageurs, et que le mode ad hoc de la DS permet effectivement d’inviter des joueurs dans sa partie au risque d’en déséquilibrer le challenge, ce neuvième épisode est bel et bien un DraQue pur jus.

Le retour du bon sens

Entendons-nous bien, ce Dragon Quest IX est loin d’être honteux. Il s’agit même d’un épisode plutôt orthodoxe dans ses mécaniques. Et si ce sont de bien grosses ficelles qui sont utilisées pour rallonger la durée de vie (certains donjons sont générés de façon procédurale, on y passe un vrai bon moment tant en terme de plaisir que d’heures de jeu. Le fait est que, lorsque l’on occulte les dérives mercantilistes décrites ci-dessus, on peut enfin découvrir tout le potentiel ludique de ce JRPG si familier que les habitués des vieux épisodes pourront le vivre comme une madeleine de Proust, rappelant les jeux d’autrefois, sans toutes les fioritures qui entravent désormais le plaisir de jouer.

En effet, l’absence souvent critiquée d’une équipe prédéfinie n’est pas une première dans la série : le héros Roto excepté, le troisième épisode proposait déjà, au même titre que certains de ses contemporains (Final Fantasy I et III notamment), de constituer sa propre troupe aux fonctions bien déterminées. Et même s’ils possédaient alors un passé et une apparence déterminés par ses créateurs, les Hero habituels des précédents opus ont toujours fait office d’avatar immatériel du joueur, sans ouvrir la bouche [6] ni posséder un nom prédéfini. Même si l’insertion du groupe de protagonistes dans le scénario ne dépasse pas, de fait, la classique arrivée miraculeuse de l’Élu de la divine providence (au point que je peine à m’en remémorer le moindre évènement marquant), cette absence de groupe fixe n’est jamais réellement problématique. Du reste, les effets colorés tant vantés par les spots de pub n’ont heureusement aucun effet sur le système de combat qui conserve son apparence du huitième opus. Aucun changement formel, les choix d’actions se font toujours au tour par tour, en vue objective devant le groupe d’ennemis, et les actions sont ensuite lancées les unes après les autres avec de petites animations sympathiques.

Alors oui, on peut trouver la progression répétitive du fait de la prolifération de quêtes bouchant les trous béants d’une aventure pas vraiment passionnante. Plus qu’une trame narrative prenante, le jeu tout entier est tourné vers l’évolution de l’équipe depuis leur condition de débutants jusqu’à la maîtrise de leurs capacités. La glorification du farming, comme certains aiment à caractériser cette façon de faire, a pourtant souvent fait partie intégrante de la série [7], jusqu’à imprégner ses produits dérivés [8] et intégrer une partie de bestiaire (Metal Slimes, Metal Babbles et King Metal Slimes pour les plus connus) entièrement prévue pour soutenir cette mécanique. Si l’on regrette que ce choix rejaillisse ici sur l’écriture, une certaine catégorie de joueurs — dont je fais partie — y trouve parfaitement son compte.

Allons même plus loin et reconnaissons là à Square-Enix une vraie volonté de faire évoluer les jobs usuels [9]. Déjà présentes dans les opus III, VI et VII, les vocations font leur retour, plus riches que jamais. Il y a de quoi trouver son bonheur parmi la petite douzaine de vocations que propose le jeu. Enfin un Paladin capable de tanker à merveille grâce à ses parades et aux quelques effets magiques autorisés par les objets et sorts. À chacune des douze vocations correspondent des forces et faiblesses bien marquées, et même des attaques ultimes dévastatrices — ou aux effets déterminants, pour les classes de soutien. C’est notamment la synergie entre chaque job qui ouvre de nouvelles possibilités tactiques fort utiles, en particulier face aux puissants boss des anciens épisodes qui font leur retour dans certaines cartes spéciales. L’évolution de ces vocations au fil du jeu est aussi parfaitement dosée, d’autant plus qu’outre la possibilité d’en changer dynamiquement pour les personnages qui diversifient ainsi leurs habiletés, le jeu fournit au terme de l’apprentissage nombre de compétences, équipements puissants ou spéciaux par l’intermédiaire de quêtes dédiées. On dira ce qu’on veut sur la façon qu’a choisie le marketing de Square-Enix pour présenter les choses, le fait est que loin du tapage annoncé à grand renfort de campagnes ciblées, Dragon Quest IX fonctionne admirablement bien comme le JRPG oldschool qu’il a, en fait, toujours été.

On se serait bien passé de tout ce tapage à la limite de l’oxymore. Pour preuve, cinq ans plus tard l’affront (toutes proportions gardées, bien sûr) est encore bien présent dans ma mémoire, et émousse quelque peu le contentement que j’ai bel et bien ressenti en cours de jeu. Si avec le huitième épisode la série semblait enfin avoir atteint l’âge de raison, force est de constater qu’elle tombe avec Dragon Quest IX en plein âge bête, plus soucieuse de son apparence et des interactions sociales au rabais que des forces qu’elle possède indubitablement à l’intérieur. Vivement l’âge adulte.

Notes

[1] Ultima et Wizardry ont souvent été cités comme influences majeures.

[2] Un choix qui n’est pas sans rappeler, à une toute autre échelle, la politique isolationniste japonaise du 17ème au 19ème siècle.

[3] Si la série utilise fréquemment une trame de contes de fées, avec chevaliers élus et demoiselles en détresse, elle s’est pourtant vite déclinée en des concepts originaux comme le chapitrage du IV, les générations successives du V ou encore la fragmentation du monde du VII, qui donnent à chacun de ces épisodes une atmosphère unique.

[4] À l’époque, chaque action même basique — parler à un personnage, ouvrir une porte, utiliser des clés aux endroits opportuns — nécessitait d’en passer par différentes options du menu, au mépris de l’ergonomie la plus élémentaire.

[5] Acteur américain connu pour être le créateur de Robot Chicken et l’acteur incarnant Oz dans la série Buffy.

[6] Anecdote amusante, le Hero de DraQue V est en fait doué de parole lorsque le joueur n’est pas aux commandes, comme le prouve une scène d’anthologie dans laquelle le Hero adulte parle au Hero enfant. Les joies de la magie temporelle.

[7] Impossible dans les épisodes 8 bits de s’éloigner de plus de quelques cases du premier village avant d’avoir glané quelques niveaux, sous peine de se faire oblitérer par le moindre groupe de Slimes bleus. De même, il est recommandé dans la plupart des épisodes de grinder un temps avant de débuter l’aventure, comme une sorte de tutoriel imposé.

[8] L’excellent manga Dai no Daibōken permettait ainsi d’apprécier l’évolution de l’équipe dans les interchapitres, où l’auteur rendait compte des fiches de personnages avec statistiques, équipement et techniques comprises.

[9] Comme le feront avec brio Four Heroes of Light et Bravely Default quelques années plus tard, du côté plus Final Fantasy-esque de l’éditeur.

Il y a 2 Messages de forum pour "Crise d’adolescence"
  • Jacques Le 19 novembre 2015 à 06:27

    Hello Colin,

    Je suis d’accord avec une partie de ton article. Me concernant, je prend beaucoup de plaisir à jouer à ce jeu.
    De plus, j’ai la version collector que j’avais eu en promo ici, elle contient un coffre au trésor collector et une peluche de 12 cm :3
    Concernant le jeu en lui même, ceux qui sont fans de la série depuis le début ne seront pas dépaysé, de plus je trouve cette nouvelle mouture plus dynamique

  • Stephanie Le 19 février 2016 à 07:46

    Je ne suis pas trop fan de ce jeu, je pense que c’est juste une question de goût.

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