« Créer des ponts entre différents univers »
Montrer ce soir la Pirate Kart (voir notre dossier) dans une école d’art, à l’occasion du festival Gamerz ? Quelle étonnante idée ! Il n’en fallait pas plus pour que nous ayons envie de découvrir l’organisatrice de l’évènement. Isabelle Arvers, commissaire d’exposition indépendante, est une véritable activiste de la rencontre entre le jeu vidéo et le monde des arts. Passionnée, elle expose, écrit, anime des ateliers et crée des Machinimas... On peut à juste titre se méfier d’une certaine tendance du monde de la culture à essayer de profiter de l’éclosion des médias numériques, et du jeu en particulier. On peut aussi avoir des doutes quant à la validité de certaines oeuvres "Gamizart" qui tentent à tout prix de se justifier par une dimension culturelle. Mais l’énergie d’Isabelle Arvers ne manque pas d’être communicative, et nous permet de découvrir un territoire à la frontière de l’art et du jeu vidéo, qu’elle parcoure depuis près de quinze ans. Ce n’est pas du jeu ? Peut-être pas, mais qu’importe tant que la créativité est au rendez-vous.
Merlanfrit : Vous avez une formation plutôt classique, comment passe-t-on de l’histoire de l’art aux jeux vidéo ?
Isabelle Arvers : Le passage en histoire de l’art a été très court, ce sont surtout les sciences politiques qui m’ont marquée et l’envie d’agir politiquement par le biais de la culture. C’est au moment de mes études que j’ai découvert le monde de la 3D, du virtuel et de l’art numérique. Dans les raves que j’ai découvert le VJaying et dans la culture hip hop, le graffiti. En 96, j’ai commencé à travailler chez Ex Machina, une société d’effets spéciaux, puis à Duboi. Ensuite, je suis entrée dans le monde de l’art numérique avec Art 3000 qui en 1999 organisait les Etats Généraux de l’Ecriture interactive, présentant déjà In Memoriam.
C’est ce parcours qui en 1999, m’a amenée à travailler pour Gizmoland un portail sur les cultures électroniques et une galerie d’œuvres d’art à télécharger : musique, animation, jeux, art numérique, vidéos… L’idée de Marc Alvarado, le fondateur de Gizmoland, était de créer un espace pour les artistes de mise en relation directe avec le public. Marc venait de la production de jeux, ancien DG d’In Visio. Pour Gizmoland, j’étais chargée du contenu images et jeux. C’étaient les débuts de Real, de Flash et notre travail consistait en permanence à transférer pour le web des oeuvres initialement conçues pour CD Roms. Gizmoland était le précurseur des futurs App Store !
« Mon envie étant de confronter différents publics et différentes disciplines »
Lorsque l’aventure Gizmoland s’est arrêtée, j’ai conçu en 2002 la salle de jeux de Villette Numérique : Playtime. Une exposition mélangeant retrogaming et jeux de l’époque (GTA, State of Emergency, Anarchy Online, Counterstrike, Dance Dance Revolution, Dark Age of Camelot), ainsi que des jeux d’artistes ou d’activistes. Mon envie étant de confronter différents publics et différentes disciplines. A partir de là, je suis devenue commissaire d’exposition indépendante et la plupart de mes expositions ont interrogé la relation art et jeu ou envisagent le jeu comme médium ou moyen d’expression.
Vous vous intéressez et vous produisez depuis longtemps de la musique chiptune et des Machinimas, comment avez-vous découvert ces scènes ? Qu’est-ce qui vous attire dans ces pratiques ?
Pour le premier concert de musique 8 bit, organisé dans une salle qui s’appelait le Project 101 à Paris, cela a été un très heureux hasard. Des amis de Bruxelles, les architectes Lab-au, m’avaient demandé si je pourrais aider deux de leurs amis musiciens new yorkais à trouver une date à Paris, ce que j’ai fait. Il s’agissait de Glomag et Bubblyfish, deux musiciens aux styles très différents, Glomag a un son 8 bit assez 80, le style de Bubblyfish est mélodieux et minimal. C’était en 2003, j’ai adoré ce style musical et ai tout de suite organisé un autre événement avec plus d’artistes dont les Gameboyzz Orchestra, un groupe de polonais et aussi les français Teamtendo. Un réalisateur est venu filmer et c’est comme ça que j’ai fait partie du documentaire : « 8bit the documentary ». Un documentaire que j’ai ensuite proposé à de nombreux festivals, afin de faire découvrir ce style musical mais aussi plus largement la manière dont les artistes utilisent les jeux pour créer. Voilà pour la chip tunes !
« Ce qui m’attire dans ces formes, c’est le détournement. La réutilisation. La réappropriation. »
La découverte des machinimas… en 2002, pour Villette Numérique, nous avions présenté un cycle de films inspirés par le jeu vidéo, conçu par Nicolas Schmerkin du magazine Repérages. J’avais aussi invité le festival One Dot Zero à présenter sa programmation de films « Lens Flare », composée de cinématiques. L’idée était de changer la perception des images de jeu vidéo en les regardant dans un autre contexte, sur un très grand écran. Par la suite, j’ai participé au festival Bitfilm à Hambourg qui a été le premier festival européen à montrer des machinimas, puis des démos. Je crois que c’est comme ça que j’ai vu les premiers machinimas. Ceci dit, beaucoup d’artistes ou de joueurs ont réalisé qu’ils en faisaient, sans savoir que cela s’appelait comme ça. En 2000, le collectif parisien Ultralab réalisait « 366 Days », une vidéo de 52 minutes sur un agent intelligent ayant pris le contrôle du jeu vidéo Ruin, avec de nombreuses séquences tournées dans Unreal. Je faisais d’ailleurs partie de cette vidéo, étant une des personnalités prises par cet agent intelligent ! C’est en 2005 que j ‘ai fait venir Burnie Burns de Rooster Teeth, les créateurs de Red vs Blue au Centre Pompidou dans une soirée intitulée Machinima vs Demos, avec les demo makers Melon Dezign.
Ce qui m’attire dans ces formes, c’est le détournement. La réutilisation. La réappropriation. Mon père, ingénieur a toujours été un virtuose du combat contre l’obsolescence programmée. J’aime donc tout ce qui touche à la récupération, au reverse engineering, à l’autonomie vis à vis des technologies, au faire soi même, à l’expérimentation. Comprendre comment sont faites les choses, pouvoir les faire soi même pour pouvoir mieux les apprécier et les analyser. C’est pour cela aussi que j’apprécie le monde du libre et de l’open source. Je trouve que cela redonne du sens de se réapproprier les technologies et d’être le plus autonome possible.
Vous animez notamment des ateliers destinés à former les adolescents aux Machinimas. Sont-ils réceptifs à cette forme d’expression ? En quoi leur est-elle particulièrement adaptée ?
Cela fait un peu plus d’un an qu’on mène des ateliers un peu partout en France, dans des contextes assez différents : collèges, MJC, expositions, salons de jeux vidéo… et pour l’instant, la réception est extrêmement positive. Avec déjà plein d’anecdotes et de réactions intéressantes. A la différence d’un jeu où l’on peut très souvent prédire ce qui va arriver. Un garçon m’a dit un jour que ce qu’il aimait dans les machinimas, c’est qu’on ne savait jamais ce qui allait se passer la seconde d’après. De plus lorsque l’on crée un machinima, c’est nous qui décidons ce qui se passe ensuite, c’est nous qui créons l’action. Lorsque nous avons fait l’atelier machinima dans l’exposition de retrogaming Game Heroes en plein cœur du quartier Belsunze à Marseille, on a initié près d’une cinquantaine de jeunes dans une après-midi et ça poussait du coude pour participer !
Le fait d’aller sur un terrain qu’ils connaissent réduit la distance, et même si au début ils pensent créer un jeu ou jouer, le fait de raconter une histoire avec un jeu ne les rebute pas, bien au contraire. Il y a un vrai bonheur à le faire soi même. Pour les ateliers, on utilise des logiciels dédiés (Moviestorm et Muvizu), donc faciles d’accès et permettant de réaliser un film court en quelques heures. L’important est de montrer que cela existe, que cela peut être un moyen d’expression, accessible chez soi. L’autre aspect intéressant dans la conception d’un machinima est qu’il y création d’un avatar mais que les voix sont celles des jeunes, donc un rapport à l’identité avec lequel ils peuvent jouer. Dimanche à Gonfreville l’Orcher près du Havre, va être projeté en avant-première le Machinima des jeunes organisateurs du Festival du Grain à démoudre. Ce festival de cinéma est programmé et organisé par de jeunes organisateurs de 11 à 25 ans, avec qui Emmanuel Mayoud et moi même avons passé 4 jours d’atelier. Ce sont les jeunes qui souhaitaient réaliser leur film de présentation du festival en machinima, la demande est donc venue d’eux. Ce machinima raconte le parcours d’un jeune qui veut devenir jeune organisateur, sous forme de niveaux de jeux.
Est-ce qu’un des risques pour les plasticiens qui s’inspirent du jeu vidéo, ce n’est pas l’effet Roy Lichtenstein… qui citait Jack Kirby, Russ Heath, ou d’autres artistes de comics, sans nécessairement les nommer, et peut-être sans chercher à les comprendre ? Ou pour le dire autrement, est-ce que le danger ce n’est pas de rester dans un dialogue qui laisse de côté l’essentiel (le gameplay dans le cas du jeu vidéo) pour ne garder que l’accessoire (le moteur graphique, les musiques…) ?
Si on revient à la musique 8 bits ou aux machinimas, il est certain qu’on ne parle plus de jeu mais de détournement pour proposer autre chose que du jeu. Quant à la relation entre art et jeu qui m’intéresse depuis tant d’années, il y a assez peu de plasticiens vraiment joueurs ! Très souvent il y a même beaucoup d’à priori vis à vis de ce qu’il a longtemps été convenu d’appeler une sous-culture, alors comme pour se justifier, beaucoup de plasticiens ont enlevé ce qui était essentiel au jeu pour tâcher de les transformer en oeuvres d’art. Mais il existe aussi des plasticiens formés à la game culture, au piratage et au détournement. Et ce sont plutôt ces œuvres que j’ai exposées.
« Les jeunes du quartier à Saint-Ouen avaient organisé des compet’ à ce jeu et venaient se défier ! »
Par exemple, un artiste dont j’aime beaucoup le travail à New York, Yucef Mehri, hackait déjà tout petit son Atari pour faire un film d’animation avec… aujourd’hui il fait de l’Atari poetry, des jeux politiques… Les Kolkoz et leurs détournements de Doom avec Kolkoz.org où le but du jeu consistait à détruire des collections d’art dans un dédale d’appartements de collectionneurs. Les « end games » du collectif d’artistes californiens C-Level avec par exemple Waco Resurrection où on devait tenir le rôle de David Koreish. Ou encore un autre travail que j’adore et que nous avions montré à Mal au Pixel à Mains d’œuvres en 2007 : Kick Ass Kung Fu qui immergeait notre image dans un jeu de combat. Les jeunes du quartier à Saint-Ouen avaient organisé des compet’ à ce jeu et venaient se défier ! Moi qui ne sais pas me battre, l’amplification des mouvements m’avait tout de suite prise au jeu.
Le fun, le jeu dans la tradition des dadaïstes et des surréalistes, ne doit pas être absent d’œuvres plastiques empruntant aux codes du jeu vidéo. Mais ici, je pense qu’il est important aussi de préciser que le problème vient d’une conception très 18è siècle de l’art, une conception élitiste qui nous embourbe dans la sempiternelle question de savoir ce qui est de l’art ou ce qui n’en est pas. Pour moi, une ligne de code peut être une œuvre d’art, un jeu aussi à partir du moment où c’est un moyen de représentation qui interroge des notions telles que le portrait ou le paysage.
Que pensez-vous des jeux vidéo qui exhibent clairement des ambitions artistiques, comme les jeux de Tale of Tales (The Path, The Graveyard, etc.) ? Ne risquent-ils pas d’être coincés dans un entre-deux, de nous laisser sur notre faim parce que ce ne sont pas vraiment des jeux satisfaisants, ni des œuvres plastiques réellement maîtrisées ?
Si. C’est d’ailleurs bien souvent la réaction de « vrais » joueurs. « Sympa, mais on n’y jouerait pas plus de 5min »… Le bon dosage est rare et se retrouve selon moi plutôt du côté des activistes comme Molle Industria ou les Future Farmers. Un jeu comme September 12 de Gonzalo Frasca me semble aussi jouable et fun, au delà du message – simple – qu’il souhaite faire passer. De même je trouvais très chouette Vigilance 1.0, un jeu de surveillance conçu par l’artiste Martin Le Chevallier.
Pour revenir aux jeux de Tale of Tales ou tout autre jeu ayant un postulat esthétique primant sur le gameplay – ils sont importants selon moi car ils ont le mérite de créer des ponts entre différents univers. Le jeu vidéo est très peu enseigné dans les écoles d’art et correspond bien souvent à une pratique personnelle de certains étudiants, pas forcément soutenue par leurs profs. Il est donc important que des œuvres « entre deux » puissent être vues et diffusées pour montrer que cela existe et que cela influence d’autres créateurs. On peut donc imaginer que le meilleur reste à venir ! Par ailleurs, j’ai bien aimé l’exposition de jeux indépendants qu’ils ont organisée à Cologne pour le Not Games Festival.
Comment est né le festival Gamerz ? Comment a-t-il évolué ? Quel est l’objectif de la manifestation ?
Le Festival Gamerz est né à Aix-en-Provence il y a 5 ans et est organisé par le collectif Dardex M2F Créations. Un collectif d’artistes qui interroge les questions de détournement, réappropriation des technologies, le bricolage et aujourd’hui la robotique. Ils sont issus de l’Ecole d’Art d’Aix-en-Provence, qui grâce à des profs comme Douglas Eric Stanley ont approché le jeu vidéo, l’interaction de manière critique. Il en est sorti un autre groupe qui s’appelle Eniarof d’Antonin Fourneau et qui a présenté de nombreuses attractions entre foire et jeux vidéo. Les musiciens 8bit Jankenpopp… Bref, toute une fournée excellente d’artistes liés au jeu. La première édition du festival se déroulait à la galerie de l’école d’art. Puis, le festival s’est développé, a investi différents lieux dans la ville pour se transformer en un parcours ludique. Gamerz ne se présente pas uniquement comme un festival d’art interactif mais s’intéresse à la question du ludique et du détournement dans l’art contemporain. Hier soir nous avons par exemple assisté à un détournement de sonneries de téléphones portables par de jeunes cantatrices !
Ce qui me semble important aussi est leur action de production. Ils ont ouvert l’année dernière la Maison Numérique qui accueille des artistes en résidence et fait de la production. Il ne s’agit donc plus uniquement de diffusion mais d’action culturelle avec un projet à long terme. Il y a en effet peu de lieux de production numérique en France.
Lorsque je suis venue habiter dans le sud il y a 4 ans, on a tout de suite su que nous pouvions travailler ensemble car on a à peu près le même background. Au départ, je me suis chargée d’inviter des artistes internationaux comme par exemple Axel Stockburger et sa vidéo Gold Farmer ou encore les jeux poétiques réalisés sous Processing par l’artiste brésilienne Tania Fraga. Puis, je me suis concentrée sur une programmation machinima, exposée dans une galerie : l’ARCADE. L’année dernière, j’avais fait une performance WJ-S, un logiciel créé par Anne Roquigny qui permet d’interagir avec plusieurs sites internet simultanément et je jouais en live à des jeux d’artistes ou des retro games en ligne, pendant que le musicien 8bit jouait. Cette année, je présente la Pirate Kart à l’école d’art.
« Déambuler parmi des styles différents, jouer, même si ce n’est que pour quelques minutes, pour ensuite aller « butiner » un autre jeu »
Comment avez-vous découvert la Pirate Kart ? Qu’est-ce qui a retenu votre attention dans cette compilation ?
Je l’ai découvert grâce à un tweet de @metagaming. Tout de suite, je suis allée la télécharger et ai beaucoup rigolé et dansé… et oui toujours ces détournements ! car j’ai autant aimé le côté trash ou déjanté de certains jeux que leurs bandes son. Les Dardex M2F m’avaient demandé de concevoir une soirée dédiée aux jeux indé et je pensais tout d’abord montrer des jeux comme Limbo ou Minecraft, mais quand j’ai joué aux jeux de la Pirate Kart, cela m’a vraiment semblé plus pertinent de faire découvrir ce type de création. J’ai toujours aimé les formes émergentes, qui ont besoin d’être montrées pour ensuite pouvoir faire leur chemin. J’aime partager ce que je découvre. Et dans la Pirate Kart, le fait de déambuler parmi des styles différents, de jouer, même si ce n’est que pour quelques minutes, pour ensuite aller « butiner » un autre jeu, je trouve cela très agréable.
Les participants du festival vont voter pour leur jeu favori de la Kart… Vous avez des préférences de votre côté ?
J’aime beaucoup le pongpongpongpong de A. McClure, un pong multiballes au son lancinant dans un genre plus trash et inaudible World Without Hunger a Pretentious Art Game de Mark Gobbin, j’aime bien aussi le Shoot Em Art de Troshinsky pour la mise en dérision, Pollination d’Aaron Jenkins est assez poétique. J’apprécie la plupart des jeux de Terry Cavanagh ses jeux textuels sont assez réussis. Relax Mike, de Mike Meyer est détendant ! A nouveau dans un genre plus trash les jeux de Daphny Drucilla m’ont bien plu aussi. Je ne parviens pas à en retrouver un qui m’avait beaucoup plu pour sa bande son… Les jeux de Bento Smile, la musique de Gravity Gunner de Leon Arnott et pour finir avec un jeu très expérimental mais esthétique… Babymine de Rob Fearon.
Vos commentaires
tom75 # Le 21 novembre 2011 à 21:49
Ah j’adore la musique chiptune bien 8 bits :) Et sinon teamtendo est mort :(
La vidéo qu’il faut voir c’est : http://www.youtube.com/watch?v=mLHE...
8-bits FanBoy # Le 5 février 2016 à 14:38
Je suis un grand grand fan de la musique 8 bits qui, même si elle peut paraître minimaliste, a des tas d’avantage :) Bien sûr, elle parlera majoritairement aux fans de retrogaming mais je connais pas mal de gamers qui accrochent aussi bien :)
Le 8-bits peut surtout être bien implémenté dans des musiques Rock ou Techno actuelles ! Pour ceux qui aiment, je conseille les Mix et Mash-ups de Rakohus (à découvrir ici : http://www.retro-games.fr/remixs-8-...) qui sont juste énormes ! :)
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