10. Fonds marins

Coffres et conséquences

Que dit le coffre du jeu auquel on joue ? A priori, de loin, on pourrait se dire qu’une caisse est une caisse, qu’elle apparaisse sous forme de vieux coffre, de casier défoncé ou de container aseptisé. Que le plus important c’est le contenu. Certes. Mais le contenant en lui-même nous en raconte pourtant plus long qu’il n’y paraît sur l’esprit d’un jeu de rôle.

Si tu ne sais pas fabriquer une caisse, creuse un trou dans le mur ! (Eye of the beholder 2)

Où est le coffre ?

Le choix du placement est une façon de mesurer rapidement le souci de cohérence d’un jeu. Dans Diablo 2 le coffre se rencontre n’importe où : au beau milieu d’une prairie aussi bien qu’au fond d’un donjon. Le joueur est manifestement là pour cliquer mécaniquement, entre frénésie et recherche d’optimisation, à un tel point que le décor médiéval-fantastique paraît comme saupoudré négligemment sur le jeu. Comme si la crédibilité, la logique, le sens même étaient objets de moquerie. Un cas extrême, certes, mais incontournable par son absence délibérée de pertinence dans le placement de la caisse… Un argument de plus, si nécessaire, pour exclure Diablo de la catégorie des « vrais » jeux de rôle. Un jeu de rôle, au sens de jeu créé et organisé par des êtres humains avec une histoire et une cohérence, c’est aussi des caisses posées avec discernement.

Diablo 2 : le coffre stupide.

Parfois le coffre est placé dans un lieu en rapport avec son contenu, de manière thématique (caisses de bric-à-brac dans un entrepôt, sacs de nourriture sur une place de marché, coffres avec garde-robe dans une chambre), ou de manière hiérarchique (les caisses de valeur son abritées par des monstres ou des portes/serrures dont la clef demande des efforts pour l’acquérir). Si le placement hiérarchique est à peu près universel, le placement thématique est plus présent dans les jeux-mondes qui offrent profusion d’objets divers, tels des vêtements ou des ustensiles de cuisine (Gothic 3, les Elder Scrolls).

Un coffre typique du jeu-monde (Oblivion) : une garde-robe sans grand intérêt, mais qui donne du corps à l’environnement.

Qu’est-ce qu’on fait avec le coffre ?

Est-ce qu’on le brise ? Est-ce qu’on peut le refermer quand on l’a ouvert ? Est-ce qu’on peut l’ouvrir plusieurs fois ? L’usage de la caisse et de son contenu en disent long sur la philosophie du jeu et on peut souvent jauger de l’ambition de créer un univers à partir de la façon dont sont traités les contenants. La caisse à moissonner, qui devient inopérante après le passage du joueur, est une marque de fabrique des jeux-couloirs (Mass Effect, The Witcher). La caisse est un objet à une seule utilisation, qui illustre à merveille des jeux où l’aventure s’ouvre devant le joueur tout en se refermant derrière lui.

The Witcher 2 : une caisse à thématique bricolage.

Au contraire la caisse réutilisable est caractéristique des jeux-mondes. Les Elder Scrolls bien entendu, mais aussi les Ultima encouragent le joueur à se sentir dans « son » monde, à le marquer de son empreinte, sur un mode domestique : élire une caisse pour y placer ses objets, en faire sa « réserve ». L’aboutissement logique de cette volonté d’habiter le monde du jeu étant la possibilité d’acheter une maison autour de sa caisse…

Un cas inhabituel : le coffre à emporter (Black Crypt)

L’appropriation : du coffre à l’inventaire

La caisse a-t-elle une capacité de contenu définie ? Comment est géré le transfert des objets ? Là aussi chaque choix indique la nature du jeu, mais aussi des tendances globales du jeu vidéo. Tandis que les univers s’étendent, que les temps de jeu se dilatent, les aides ergonomiques de tous genres aseptisent paradoxalement les parties : journaux détaillés de quêtes, boussoles avec indicateurs de la direction à prendre… Dans le domaine de la caisse un élément clef de cette tendance est ce bouton apparu il y a quelques années, à la fois si utile et horriblement paresseux : « Tout prendre »…

Esthétique frigorifique et utilitarisme poussé : Mass Effect.

Car la problématique de la caisse renvoie aussi à un autre vaste sujet : l’inventaire et tous les problèmes logistiques, ergonomiques qu’il implique. On ne regrettera peut-être pas le fouillis des sacs d’Ultima VII, dans lequel on mettait parfois plusieurs minutes à retrouver une clef perdue sous un tas de potions... Mais que penser de la simplification extrême des Mass Effect ? Dans le premier épisode : la possibilité de « Tout prendre » se voit doublée d’un système encore plus simple, la « conversion en omnigel » (justifiée par l’aspect futuriste qui rend la manipulation « crédible »). S’il ne correspond pas exactement à une vente directe du contenu de la caisse (l’omnigel et les crédits sont distincts), on est toutefois tenté de voir cette possibilité comme un raccourci de plus, et l’évacuation de gestes supposément jugés inutiles et ingrats par un public qu’il faut sans cesse élargir. Les épisodes suivants de la série vont plus loin encore : constatant la lourdeur de l’inventaire dans le premier volet, Bioware décide de largement le passer à la trappe dans Mass Effect 2 et 3.

Fallout : New Vegas, le transfert bilatéral inventaire-caisse facilité.

Esthétique du coffre

Assez curieusement, tandis que les performances graphiques sont sans cesse croissantes, les inventaires modernes affichent fréquemment les objets sous forme de texte (Fallout 3, Mass Effect). Cette manière de retour à la mode des jeux des années 80 résulte probablement d’une recherche d’efficacité : non seulement la liste est plus adaptée à la manipulation au pad, mais lorsque les objets apparaissent sous forme graphique il y a toujours un moyen d’accéder à une information textuelle, par le biais de manipulations supplémentaires. Ce listage va souvent de pair avec des caisses à espace indéfini voire illimité (les caisses à l’espace limité ont souvent un système par cases : un objet par case ou des objets occupant un nombre variable de cases, comme dans Might and Magic 6).

Ultima 8 : comme dans un vrai coffre…

Certains cas audacieux tentent des solutions de rangement encore différentes : les coffres d’Ultima 8 proposent des manipulations d’un étonnant et rare réalisme : les objets peuvent être placés n’importe comment dans la caisse, ce qui permet à l’occasion de trouver des objets cachés intéressants sous une pile de fatras inutile.

Caisse claire (Might and Magic 6)

Statut et pouvoir du coffre

Est-ce que la caisse apparaît en grand ? Est-elle centrée ? Si l’on en croit les productions les plus récentes, la caisse a acquis un statut plus important que par le passé, placée au centre de l’écran, avec des dimensions généreuses (Fallout 3) voire sur un fond noir oblitérant le reste (Mass Effect). Cette place de choix donnée au bien matériel serait-elle un symptôme consumériste par rapport aux anciens qui relèguent la caisse à la périphérie de l’écran (Baldur’s Gate, Planescape : Torment) ?

Caisse périphérique : Planescape : Torment.

Autre élément d’importance : le pouvoir de la caisse sur le gameplay. On peut en effet noter une différence de taille entre la caisse qui suspend le temps et l’action, permettant au joueur de reprendre ses esprits (avant d’éventuellement repartir en courant pour éviter un combat), et celle qui n’offre pas ce répit, et plonge par conséquent le joueur tenté de fouiller les caisses au milieu des combats dans une situation inconfortable. Le second choix a sa pertinence (pourquoi diable le fait de fouiller dans une caisse suspendrait il le temps ?), peut-être aussi qu’il est dû à la possibilité du jeu multi-joueurs ou de son influence.

Coffre et moralité

Est-ce que le coffre et son contenu appartiennent à quelqu’un ? On pourrait être tenté de le penser dans tout jeu qui propose un univers cohérent, avec des maisons, leurs habitants et leurs possessions... Pourtant, si certains jouent la carte de la propriété et de ses conséquences (les Elder Scrolls), d’autres balaient totalement la question, de façon pour le moins surprenante (The Witcher 1 et 2). Difficile de trouver une explication valable au fait de voler les possessions d’un personnage sous ses yeux sans qu’il en prenne ombrage...

Sous leurs yeux… (The Witcher 2)

Pourtant le fait de piller des maisons dans un village en état de siège révèle bien quelque chose dans la façon d’incarner son Geralt de Riv, et il est dommage que cela soit possible tout en restant insignifiant.

Et dans le coffre ?

Examiner le contenu précis des caisses nous mènerait à un autre chapitre, plus vaste encore, qui est celui des objets. Là n’est pas notre propos mais il est difficile d’ignorer totalement le contenu lorsqu’on parle du contenant. La principale distinction à faire est peut-être entre les jeux qui proposent des objets inutiles, qui contribuent à donner plus d’épaisseur à l’univers et à imposer un tri au joueur, et ceux qui ne donnent à manipuler que des objets qui ont un rôle concret et identifiable. Ce qui nous renvoie, une fois de plus, aux univers si différents des jeux-mondes et ceux des jeux-histoires.

Une « vraie » caisse dans Stalker. Ce qui en fait le plus souvent office est un cadavre.

On peut aussi méditer sur l’intérêt de présenter des caisses vides au joueur. Pertinence dans le « réalisme » ? Rajout de temps de jeu stérile ? Est-ce que le choix de stratégie entre la fouille systématique et la fouille ponctuelle est réellement intéressant ?

Avec la 3d les jeux-mondes ont en quelque sorte libéré l’objet de la caisse. L’objet est partout autour du joueur, à la fois décor et entité à manipuler. L’univers du jeu tend à se confondre avec l’univers réel, rempli de choses inutiles et palpables. De façon assez contradictoire avec un certain nombre de « facilités » évoquées plus haut, le joueur voit son discernement davantage mis à l’épreuve par cet éparpillement qui rompt avec la signalétique du coffre, qui groupe opportunément les « objets à prendre ». Le joueur est plus libre dans un monde à apprivoiser, affranchi dans ce domaine précis des indications trop explicites.

Il y a 17 Messages de forum pour "Coffres et conséquences"
  • dopseus Le 25 novembre 2013 à 15:39

    Pas la peine d’en faire des caissses... je viens d’en lâcher une

  • Jérôme Izard Le 25 novembre 2013 à 15:51

    Merci pour cet apport, qu’il serait injuste de sous estimer.

  • Furysan Le 25 novembre 2013 à 16:04

    Il manque peut-être une petite chose à tout ce propos, fort intéressant au demeurant : la musique. Ou du moins le son de serrure.. Qui ne se souvient pas de la petite musique victorieuse de la série Zelda ? Thème encore repris 25 ans après le premier épisode !

    En tout cas, et comme d’habitude j’ai envie de dire, chouette article !

  • sanguisorba Le 25 novembre 2013 à 17:58

    Oui ! la musique musique victorieuse associée aux découvertes dans Zelda retentit encore à mes oreilles lorsque je retrouve un crayon oublié derrière un meuble !

  • David Barbosa Le 25 novembre 2013 à 20:04

    Il y a aussi le cas des coffres piégés qu’il faudrait évoquer (vécu pour ma part dans Orcs & Elves sur DS).

  • Jérôme Izard Le 25 novembre 2013 à 20:21

    Ah exact, je n’ai pas pensé à cet aspect. Mais pour les quelques exemples dont je me souviens je ne trouve pas que les pièges précisément greffés aux coffres disent grand chose. Par contre j’aurai pu davantage développer les cadavres de monstres en tant que caisses, mais ça pourrait être un sujet à part entière (le cadavre du monstre, quel beau thème ;)).

  • Martin Lefebvre Le 25 novembre 2013 à 21:01

    Si on fait un jour cette fichue thématique sur le corps, le cadavre d’ennemi c’est un bon sujet, oui ; :)

  • Laurent Le 25 novembre 2013 à 21:30

    Un bel article dans lequel je suis étonné de ne pas voir figurer le coffre-ennemi qui lorsqu’on va pour l’ouvrir naïvement sort ses bras et ses jambes, laisse dépasser une langue de son couvercle et essaye de vous manger... Un ennemi qui arrive au milieu du jeu, quand on s’est bien habitués aux coffres "classiques"

  • Jérôme Izard Le 25 novembre 2013 à 21:59

    Il y a aussi le coffre décor qui sert juste à faire joli mais ressemble aux autres qui s’ouvrent, en ce moment j’en croise pas mal dans The Witcher 2, c’est pénible je perds du temps à me coller à eux pour rien (en plus même les vrais coffres n’offrent vite plus grand chose d’intéressant dans ce jeu).

  • HN Le 26 novembre 2013 à 10:21

    A propos du coffre ennemi, les lecteurs de Pratchett savent qu’il faut toujours se méfier d’un coffre... Surtout s’il a mille pattes...

     ;-p

  • Rouille Le 27 novembre 2013 à 18:26

    Exemple type du coffre-ennemi qui te ravage le moral : Dark Souls, lui-même l’exemple-type du jeu qui te ravage le moral.

    Impossible de ne pas avoir d’appréhensions en apercevant un coffre pendant tout le reste du jeu, alors même que les objets contenus dans les coffres de Dark Souls sont TOUS d’une grande utilité...

  • Senturus Le 28 novembre 2013 à 10:24

    Intéressant et original comme article.

    Cela contribue à me faire prendre conscience à quel point je me sens plus proche des "jeux-monde" que des "jeux-histoire". Le jeu de rôle idéal, pour moi, place le coffre de façon cohérente dans son environnement, avec ce que cela implique de coffres vides, ou bien remplis de choses inutiles, et pas toujours en adéquation avec les difficultés qu’il a fallu pour le trouver.Ou mieux, qu’il faut parfois "fouiller" comme dans dans Ultima VIII (encore un point expliquant pourquoi ce jeu si décrié est si unique et savoureux à mes yeux).

    Quelques jeux ont aussi tenté le pari du "coffre-monstre". J’ai des images en tête mais je n’arrive plus à me souvenir des jeux concernés ? Peut-être bien Ultima VIII et ses "polymorphes" également ?

  • Martin Lefebvre Le 28 novembre 2013 à 10:47

    Je pense que les coffres pièges monstres viennent du "Mimic" de D & D... Il y a sans doute des précurseurs dans la littérature de fantasy, je ne sais pas.

  • L’inuit Le 28 novembre 2013 à 17:00

    Bel inventaire, mais quelle synthèse découle de ces constatations ?

  • Jérôme Izard Le 28 novembre 2013 à 18:40

    Ah mince. Il fallait une synthèse ? :D

  • Martin Lefebvre Le 28 novembre 2013 à 19:43

    Tout article doit se terminer comme un congrès du PS, c’est bien connu.

  • Brokenail Le 18 décembre 2013 à 03:53

    J’avais oublié la manière dont le sorceleur fouillait dans des placards sans que cela ne choque leurs propriétaires.

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