À l’approche du 6 juin et donc du débarquement de Hearts of Iron 4 dans le monde des wargamers, je me suis remis à lire les Mémoires de Guerre (The Second World War en VO) de Sir Winston Churchill himself. Je l’avais lâchement abandonné en 1941, en pleine tourmente et seul contre l’Axe, le temps de dégoter le second volume. Je n’avais pas réalisé à quel point le récit collait à l’esprit romanesque des grosses productions Paradox, dont cette dernière itération de Hearts of Iron.
Les Mémoires de Guerre ne sont pas une simple occasion de réviser son histoire du XXe siècle. Cela n’aurait peut-être pas suffi à décrocher le prix Nobel de Littérature en 1953, faisant le grand écart entre Mauriac et Hemingway. Grand orateur, favori de bons mots, Churchill est de plus épaulé par une armée d’assistants qui l’aident à produire une épopée monumentale et haletante.
Haletante ? Le lecteur connaît bien sûr la fin de l’histoire — pardon, de l’Histoire — mais cela n’empêche pas Churchill de jouer avec lui. D’abord parce que l’on ne connaît pas tout les détails, ou que l’on en a oublié beaucoup : l’armée anglaise tiendra-t-elle Tobrouk ? Jusqu’à quand les U-Boote continueront-ils leurs manœuvres destructrices ? Churchill tient son lecteur en haleine, l’emmène soudain à l’autre bout du monde alors que la situation est critique. Dévoile quelques intrigues diplomatiques, qui contrastent tout d’un coup avec les espaces gigantesques de l’Afrique du Nord ou du Pacifique. Sans oublier de faire des pauses dans l’émotion par une scène plus légère ; l’occasion de mettre en scène son flegme britannique. Que se soit Noël 41 à Washington chez Roosevelt, ou une soirée de beuverie chez "Joe" Staline en compagnie de son fidèle Molotov.
En un mot, Churchill fait de l’Histoire sa fiction personnelle. Parfois littéralement — remercions au passage les historiens responsables de l’édition Tallandier [1], dont les annotations n’hésitent pas à remonter les bretelles du fougueux Britannique lorsqu’il tord régulièrement la réalité historique, soit par ignorance, soit pour se passer un coup de brosse à reluire, soit encore pour ne pas mentionner ce qui en 1950 relève encore du secret d’État. Ce soutien permet d’autant plus d’apprécier une œuvre qui n’échappe pas à la tentation romanesque, dans laquelle Churchill ne sort jamais du personnage qu’il se crée, ce rôle de leader solide et bon vivant, et où il écrit l’Histoire presque autant comme écrivain que comme dirigeant.
« History will be kind to me, for I intend to write it myself »
Et c’est pour cette raison que ces Mémoires sont le parfait compagnon de route de Hearts of Iron 4. Il y a quelques années, mon tout premier papier sur Merlanfrit avait déjà pour thème ce paradoxe de l’impossible historicité fictionnelle. Ou la question d’un modèle qui, si précis soit-il, est fait pour dévier de la réalité historique qu’il tente pourtant d’imiter. Exactement l’inverse de Churchill, donc, qui ne peut pas vraiment dévier de l’Histoire malgré tous ses efforts littéraires.
Depuis cet article, les nouveaux titres de l’éditeur, Europa Universalis 4 et ce tout nouveau Hearts of Iron, confirment la prise de conscience de la problématique. Car en changeant de numéro, les deux titres sont passés d’un système rigoureux et assez modélisateur à quelque chose qui tient plus du jeu de plateau, avec des compteurs bien vagues (des "points de diplomatie", ou "d’expérience"). Dans HoI4, l’ordre de bataille, autrefois touffu, a été complètement aplati ; le nouveau système de production est également bien plus linéaire.
Plus abstrait, donc moins réaliste ? Voire. Le nouveau moteur de Hearts of Iron 4 est aussi bien plus parlant, et donc plus efficace. D’autant que contrairement au récit de Churchill, on ne connaît pas encore l’issue du conflit. Que l’on perde la supériorité aérienne, que des bombardiers stratégiques pilonnent les usines d’une région industrielle, tout cela se perçoit immédiatement, des voyants commencent à s’allumer, on se prend de panique. En s’éloignant d’un parti pris initial très intellectuel, le jeu est devenu plus émotionnel. Un détail : des généraux et dirigeants, qui étaient représentés par des photos dans HoI3, sont des portraits peints dans HoI4. Moins exacts, et pourtant plus vivants. En prenant un peu de recul, le jeu ne cherche plus à reproduire une réalité, c’est la réalité qui est au service de l’émotion.
Tout comme Churchill, Hearts of Iron 4 se permet d’ailleurs d’éluder ce qui l’embarrasse (la solution finale ? connais pas), ou ce dont il va se servir par la suite. L’espionnage, les commandos, l’organisation de la Résistance sont bizarrement absents, et je veux bien manger mon Mauser si l’on ne les voit pas sortir sous forme de DLC dans moins d’un an. Les productions Paradox s’apparentent ainsi à de curieux feuilletons, découpés dans la largeur (le gameplay) plutôt que dans la longueur (la chronologie).
De façon générale, on a tout à gagner à se trouver une lecture, ou tout autre médium culturel, pour enrichir son jeu Paradox [2]. On l’a déjà vu avec Victoria II en lisant Jack London, pendant la révolution industrielle et la naissance de la notion de lutte des classes. En lisant Churchill, j’ai du mal à me satisfaire des rares cartes qu’il fournit ; j’ai envie de voir vivre ce qu’il raconte, ce que le jeu rend possible. Et inversement, le jeu se nourrit des références au fil de la lecture ; la chute de Hong-Kong ou les manœuvres diplomatiques avec les Soviétiques ont maintenant un sens différent, plus fort, plus intérieur. Les Mémoires sont particulièrement adaptées à ce va-et-vient, parce qu’elles ne prennent pas l’Histoire au pied de la lettre, elles veulent avant tout raconter. Un talent partagé avec Hearts of Iron 4.
Notes
[1] N’étant pas moi-même historien, il faut bien que je fasse confiance à quelqu’un. L’historien a ma préférence sur l’homme d’état.
[2] Mis à part Stellaris ? À lire les critiques, on ressent justement un creux, un manque d’appui historique dans un jeu de grande stratégie totalement fictionnel.
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