Comment continuer The Walking Dead ? Comment prolonger l’histoire de Lee et Clementine, qui s’est terminée, comme tout bon mélo, dans un déluge de larmes ? Une solution, peut-être la plus cruelle, et donc la plus fidèle au dispositif de la première saison, aurait été de nous offrir une longue cinématique sans la moindre interactivité, nous montrant Clementine tentant de survivre en appliquant les leçons délivrées par Lee, autant dire par le joueur. Si Telltale n’a bien entendu pas retenu cette option, le premier épisode de la saison 2, indique que le développeur n’a rien perdu ni de sa cruauté, ni de sa maîtrise narrative. SPOILERS SUR LA SAISON 1.
Le titre, "All That Remains", "Tout ce qui reste", joue sur le sens du mot "remains", désignant aussi bien les restes, l’espoir qui subsiste, que les cadavres. Il indique un épisode de transition, dont l’enjeu est d’assurer le passage de relais entre Lee et Clementine, ce qui implique un partage entre le deuil des personnages disparus et la découverte d’un nouveau groupe de survivants, où s’esquissent les tensions à venir. Ce n’est pas chose aisée, ni pour le développeur, ni pour le joueur qui doit modifier son rapport avec la petite fille qui n’en n’est plus tout à fait une, prématurément grandie par les nécessités de la survie. Sans jamais tomber dans la caricature, la saison un, qui plaçait tous les espoirs en Clementine, faisait de la fillette aux grands yeux un mystère ; aux commandes de Lee, le joueur la voyait de l’extérieur : partagée entre son innocence, mais aussi sa roublardise — n’a-t-elle pas caché ses contacts avec son futur ravisseur ? —, sa fragilité et sa résistance, elle nous restait largement inconnue. L’affection de Lee et partant du joueur ne faisait aucun doute, mais son objet était parfois indiscernable : nous avons eu le temps de l’aimer, pas de la connaître.
En basculant du père adoptif à la fille, à présent orpheline de tout, Telltale nous offre l’occasion de faire plus ample connaissance avec Clementine, de nous débattre dans la profondeur psychologique d’un personnage étonnamment complexe, enfant de l’apocalypse. Tout l’enjeu pour le joueur, qui a essayé d’assurer une éducation dans la première saison, consiste à maintenir le cap... ou à le subvertir. A jouer l’héritage en quelque sorte, à incarner ou à fuir les leçons de Lee [1]. C’est dans cette mesure que le système de dialogue à choix multiples prend tout son sens : il ne s’agit pas ici de nous mettre en position de joueur-démiurge décidant de la suite de l’histoire, mais de nous faire chercher le ton juste. On a beaucoup critiqué l’absence de choix réels dans The Walking Dead : quoi que que fasse le joueur, l’histoire reste sur les rails de la tragédie, avec des variantes marginales. C’est à mon sens un faux procès, qui rate la véritable révolution formelle opérée par Telltale. Car si le studio poursuit la riche tradition du jeu narratif, ce que le jeu propose d’inouï ne tient pas seulement à la qualité de son écriture, mais à des choix de structure radicaux, qui offrent une nouvelle façon de vivre une histoire. Telltale a inventé le jeu de tailleur.
Le jeu de tailleur
"This game series adapts to the choices you make. The story is tailored by how you play" : dès l’ouverture de la saison 1, nous étions prévenus. Le jeu n’a eu de cesse de nous le rappeler : "Clementine will remember this", "Kenny will remember this". On peut considérer que ces mises en garde sont de pure affectation, qu’elles servent à dissimuler l’absence de réelle interactivité. Mais il me semble au contraire qu’elles constituent l’indispensable tutoriel d’un dispositif narratif inédit, dont il est nécessaire de divulguer le principe au joueur.
Les lire trop vite, c’est risquer de mal les comprendre. L’histoire ne change pas du tout au tout, elle "s’adapte". La métaphore du tailleur est souvent prise à contre sens. Un tailleur n’est pas un couturier qui se plierait aux moindres caprices de son riche client excentrique. Il part d’un patron, qu’il ne s’agit pas de modifier du tout au tout, mais de retoucher aux entournures, de raccourcir ou d’allonger de quelques centimètres, afin de l’adapter à notre physionomie : de nous offrir le confort maximal, ou souvent dans le cas de The Walking Dead, le plus extrême inconfort. Un des principes de la série consiste en effet à nous river devant l’écran sur un mode masochiste - cathartique : le joueur sait que tout va finir mal, et en faisant progresser l’histoire, il s’inflige de lui-même la souffrance... ce qu’une scène particulièrement sanglante "d’All That Remains" affirme symboliquement, et tant pis pour ceux qui auraient la phobie des aiguilles.
L’interactivité force le joueur à participer, par ses choix, par l’action même de faire avancer le personnage, à la progression tragique. Même sans conséquence apparente, le choix est un poids qui contribue à nous immerger, à nous faire plonger dans le drame. Et d’ailleurs, dans "All That Remains", ce sont les choix secondaires qui sont les plus douloureux, les plus complexes. Et qui pourraient bien colorer la suite de l’histoire. D’autant que l’ouverture du jeu nous rappelle à quel point dans l’enfer des zombies la moindre inadvertance, le moindre détail peuvent être fatals.
Mais pour tout dire, et c’est là que The Walking Dead a constitué une véritable rupture avec ses prédécesseurs, le vrai jeu ne se situe pas à proprement dans les choix, il n’est pas dans le rapport entre le joueur et l’interface ; il est purement interne au joueur, purement psychologique. The Walking Dead est un jeu de délibération, de monologue intérieur, un jeu de dilemmes en temps limité, dont l’arbitre n’est autre que nous même : ai-je bien parlé ? Aurais-je dû dire autre chose ? Ai-je été fidèle au personnage que j’incarne ? Le film interactif se rapproche du jeu de rôle dans le sens où la question est de se conformer au caractère du personnage, tout en le modelant à la marge, en l’interprétant. C’est bien là l’essentiel, et Telltale a su au fil des épisodes expulser sans trop de scrupules un gameplay qui n’a plus grand-chose à apporter à l’expérience.
Certes, rien de cela n’est entièrement neuf. On pourrait dresser la complexe généalogie de The Walking Dead, au croisement de multiples influences. Le mélodrame gore du comics écrit par Robert Kirkman, qui s’inscrit dans la longue tradition du film de zombie. L’héritage de LucasArts, du jeu d’aventure en général et du film interactif. L’influence du RPG et de ses dialogues à choix multiples, depuis Fallout en passant par Mass Effect. L’inspiration formelle des jeux Quantic Dream. Et puis la rencontre entre des scénaristes de talent, l’équipe d’Idle Thumbs, et Telltale, ce studio longtemps décrié, mais pourtant novateur depuis des années, avec des réussites spectaculaires comme certains Sam & Max et des ratages aussi complets qu’audacieux comme Jurassic Park. Telltale dont l’expérience a permis de donner un cadre à la vision des créateurs... laquelle a pu s’appuyer sur la remarquable direction artistique de Derek Sakai, trop peu cité.
Il ne faudrait surtout pas penser que The Walking Dead s’est construit dans le vide. Mais il me semble qu’un an après, on peut affirmer que les aventures de Lee et de Clementine marquent une rupture majeure dans l’histoire du jeu narratif, parce qu’elles ont démontré la viabilité d’un nouveau type d’expérience, et qu’elles ont su le rendre accessible.
Ce n’est pas un hasard si le "jeu de tailleur" s’est d’abord manifesté à travers un mélodrame gore : la force et l’immédiateté des enjeux, la paranoïa des survivants, la mode du zombie comme clinique de l’Amérique contemporaine, la brutalité inhérente au genre ont sans doute facilité la mise en oeuvre d’une grammaire ludo-narrative inédite. Rien n’interdit à présent d’imaginer un bel avenir à la forme, qui me semble achevée, prête à l’emploi... Comme le montre d’ailleurs le premier épisode de The Wolf Among Us, sans génie mais qui applique la formule à la lettre et avec beaucoup d’efficacité. On n’est pas encore sorti du cercle de la culture geek, du comics, et il ne semble pas que Telltale soit sur le point de le faire. Mais d’autres pourraient prendre le relais, les outils sont là, et ils peuvent servir à toutes les histoires ou presque, au mélo ou à la comédie, à l’engagement ou au divertissement et même pourquoi pas à l’analyse psychologique... ce que s’efforce de nous montrer "All That Remains", magnifique portrait moral interactif d’une fillette grandie trop vite, que le joueur doit apprendre à connaître et à interpréter.
Clementine
Car c’est bien la question centrale de cet épisode. Qui est-elle au final cette Clementine que le joueur a choyé durant toute la première saison, ce trésor de Lee ? Est-elle encore la fillette que j’ai accompagnée jusque Savannah avant de disparaître ? Que sais-je d’elle après tout ?
Clementine c’est d’abord une panoplie devenue iconique : la casquette frappé d’un D et tachée de sang, le sac à dos rose d’enfant sage... Derniers restes de son passé, reliques aussi précieuses pour moi que pour elle.
Clementine c’est aussi un joli minois , entre naïveté et dureté, avec ses grands yeux disneyens de petite princesse afro-américaine endurcie par les circonstances, les dents serrées, marquée dans ce nouvel épisode de quelques cicatrices glanées pendant des années d’errance sur lequel le jeu fait l’ellipse. On ne saurait trop louer le travail des animateurs faciaux, qui donnent à la jeune fille toute une panoplie d’attitudes : joyeuse, éreintée, blessée, résignée, curieuse, suppliante, parfois menaçante, toujours touchante, nous retournant d’un regard, d’une moue, d’un sourire. Son premier geste à l’ouverture de l’épisode est de se débarbouiller : mais ce sera en pure perte.
Impossible de rester immaculée dans un monde détraqué. A onze ans — elle en avait huit au début de la saison un —, elle doit déjà apprendre à se comporter comme une adulte : le scénario nous rappellera à plusieurs reprises que l’innocence est impossible, que le cocon familial est à jamais perdu... y compris lorsque Clementine croisera un nouveau groupe de survivants où elle cherchera à se faire une place.
Enfin, si je savais déjà que Clementine était débrouillarde, et qu’elle n’avait pas peur de s’émanciper de la protection de Lee, au risque de se mettre en danger, je la découvre livrée à elle même, incroyablement déterminée, résistante, et maline. Le jeu travaille le contraste entre sa fragilité apparente et ses ressources d’héroïne résignée parce que fille d’un monde sans pitié. Enfant de son époque, elle mêle la compassion qui l’a toujours caractérisée à un sang-froid glaçant, comme lorsqu’il s’agit d’achever un zombie attaché à un arbre, qu’elle ne craint pas car elle se sait plus intelligente.
En tant qu’élément extérieur, perturbatrice d’un groupe qui se demande s’il faut l’accepter, Clementine doit adopter une approche moins directe que celle de Lee, qui s’était positionné en leader de facto. Elle en deviendrait presque inquiétante entre nos mains. Angélique créature, elle sait se faire manipulatrice, cynique, brutale quand la situation l’exige. Du moins ces attitudes sont-elles à la disposition du joueur, comme autant de couleurs sur la palette d’un caractère dont il nous appartient de peindre les nuances.
En ce sens, le jeu est difficile. Pas au sens classique, évidemment. Pas non plus parce que les répliques seraient trompeuses comme elles peuvent l’être dans un Mass Effect. Mais parce que sous pression, le joueur doit trouver la bonne intonation, celle qui colle à Clementine… une Clementine qui ne peut plus être la protégée de Lee, mais qui doit agir par elle-même avec ses propres armes… Faut-il mentir pour survivre ? Répéter « I’m just a little girl » est-ce sincère désespoir du personnage, ou tentative de manipulation, recours intéressé au pathétique ? Et pourquoi ne serait-elle pas manipulatrice Clementine, si la survie est à ce prix ? Qui suis-je pour la juger, elle qui représente tous les gamins perdus, la petite cousine de Gavroche ou des jeunes Roms qui fouillent les poubelles en bas de chez moi.
Est-elle tenue de suivre la vertu humaniste un peu vaine que lui avait insufflé mon Lee, quand le monde ne cesse de lui rappeler que l’humanité n’est plus à l’ordre du jour ? Dans le doute, j’ai navigué d’une nuance à l’autre, égaré comme Clementine dans ce monde sans pitié, tantôt douce ou agressive, confiante ou suspicieuse... toujours fidèle aux préceptes de Lee. Je me suis trompé aussi, j’ai regretté certains de mes choix, mais je dois faire avec. Et j’attends la suite avec impatience, j’attends d’accompagner jusqu’au bout du chemin ce petit bout de femme, magnifique personnage perdu dans un monde d’horreurs.
Notes
[1] Sur la question, voir le Wot I Think de Nathan Grayson sur Rockpapershotgun
Vos commentaires
Aristynax # Le 8 janvier 2014 à 21:27
Très bel article. Bravo !
Alexis Bross # Le 8 janvier 2014 à 23:26
Très beau papier. Je suis d’accord avec beaucoup de choses. Merci pour le "jeu du tailleur". Comme ça j’ai une expression-concept pour expliquer la spécificité du jeu.
Les jeux The Walking Dead bénéficient également d’excellents doublages. Lee était excellent, Clementine l’est toujours autant. J’adore ce personnage. J’avais un peu peur de retrouver la série, en me disant que j’étais peut-être victime de l’enthousiasme soudain autour du jeu lors de la première saison. Il n’en est rien. Ce premier épisode le démontre.
Laurent Jardin # Le 9 janvier 2014 à 15:05
Je suis tout à fait d’accord sur le fait que reprocher au jeu ses "choix illusoires" est un mauvais procès. C’est même passer complètement à côté du truc. L’important dans Walking Dead n’est pas ce que l’on voit à l’écran mais ce qu’il se passe dans la tête du joueur. Et de ce côté là, ce premier épisode frappe fort.
BlackLabel # Le 11 janvier 2014 à 13:20
Martin :"On a beaucoup critiqué l’absence de choix réels dans The Walking Dead : quoi que que fasse le joueur, l’histoire reste sur les rails de la tragédie, avec des variantes marginales. C’est à mon sens un faux procès"
Quand on remarque les grosses ficelles, et qu’on finit par deviner que sauver telle personne n’aboutira qu’à la voir mourir dans la scène suivante, je pense qu’on fait face à une faiblesse difficile à nier. Ça brise l’illusion.
Autant je suis d’accord que la grande force de TWD, ce sont les questionnements. Il y a un rapport social fort avec le reste du groupe ; on regrette certains choix de dialogues, on subit les conséquences très vite, et surtout on ne peut pas plaire à tout le monde, ce qui nous met constamment dans une position de malaise car même en jouant neutre, on ne peut pas garantir que les autres personnages vont aller dans notre sens.
Autant je le suis moins sur le "faux procès", car on finit par comprendre comment fonctionne le système de jeu (qu’on aimerait tant oublier), et on devient capable malheureusement de prévoir la suite des événements ; on sait que sauver Truc au détriment de Machin est un faux choix, que les deux vont disparaître en l’espace de deux ou trois scènes, durant lesquelles ils vont rester globalement muets et en retrait, devenus des poids morts dans le jeu dont les scénaristes ne se soucient même plus. C’est palpable, le jeu se trahit par la prévisibilité de ses cheminements à trop court terme.
Ces choix-là sont les plus intenses tant que l’illusion dure, mais perdent leur signification quand on sait que les deux protagonistes ont un destin tracé d’avance.
Mwarf # Le 11 janvier 2014 à 14:39
Tout à fait d’accord avec l’article. La force de la saison 1 reposait déjà bien plus sur la façon dont l’on vivait les événements, à travers nos choix, plus qu’à travers les conséquences purement scénaristiques de ces derniers. Parce que l’écriture et le contexte permettaient de s’identifier aux personnages, ou de les comprendre réellement, en un mot de s’impliquer. Quelque part, l’intérêt du jeu relève du littéraire, s’inscrit dans l’instant des décisions, et pas dans le constat de l’arrivée scénaristique. Mes choix mènent finalement au même endroit ? Mais leur nature me les a fait vivre différemment. Pour reprendre la formule cliché, je retiens le voyage, la destination n’est qu’un jalon.
Ce premier épisode de la saison 2 applique les mêmes règles, certes avec un gameplay encore un peu plus dépouillé, et moins de pseudo-embranchements scénaristiques. Dommage, peut-être, mais pas tellement grave : ça ne trahit en rien la réussite du jeu. La métaphore du tailleur est bien trouvée, vivement la prochaine retouche.
Khamsou # Le 11 janvier 2014 à 20:35
(spoilers)
Super article, encore une fois.
Il est clair que tout dans cet épisode fait état de transition de héros, et je suis cependant surpris que tu n’aies pas abordé quelques points, comme le personnage de Sarah, la fille du docteur, qui semble, elle, être restée à un âge enfantin alors qu’elle a en réalité 15 ans. Ou encore la récurrence des relations parents-enfants, qui se matérialisent aussi bien dans les deux mères enceintes, Nick, sa mère morte et son beau-père qu’il refuse d’accepter, ou encore une fois le docteur et sa fille.
Tous ces éléments apportent énormément à Clementine, orpheline depuis déjà bien longtemps et dont tous les responsables sont tombés les uns après les autres. Bref, vivement la suite !
Martin Lefebvre # Le 11 janvier 2014 à 20:39
Khamsou, le principe du papier est qu’il est sans vrais spoilers sur la saison 2. Après oui, ce dont tu parles m’a tenu en haleine. :)
Khamsou # Le 11 janvier 2014 à 20:58
Ah oui, en effet, dans ce cas, ça se tient. ^^
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