10. Fonds marins

C’est cheaté !

L’expression fait partie du vocabulaire de base du gamer. On peut la traduire par "c’est de la triche", si l’on préfère un parler soutenu. C’est de la triche, d’accord, mais quoi ? Et comment peut-on tricher dans un jeu où l’arbitre est une machine ? Je joue à Street Fighter avec un ami. Sans pitié, je le spamme de hadokens. Le jeu me le permet ; mais mon ami s’énerve et me traite de tricheur. Mauvais perdant peut-être, mais pourquoi choisir "tricheur" parmi l’éventail d’insultes bien plus fleuries disponibles ? On dirait bien que la triche et les jeux vidéo entretiennent un lien plus subtil qu’il n’y paraît.

Une question de référentiel

Avant de commencer, formulons une définition de la triche à laquelle nous pourrons nous tenir. Tricher sera donc, dans ce papier, le fait de transgresser une règle volontairement. Prudence, "volontairement" est à dissocier de "consciemment". On peut transgresser par une action réfléchie une règle que l’on ignore. Tricher ne peut pas se faire dans l’absolu. Une triche se fait toujours par rapport à un référentiel, un support, une règle que l’on outrepasse. Les ensembles de règles forment des règlements qui peuvent être utilisés comme référentiels. Dans le cadre d’un jeu vidéo, il existe plusieurs règlements, il est donc utile de rapporter une tricherie au référentiel auquel elle transgresse une règle. Commençons donc notre recherche de référentiel en remontant à la source d’une règle.

Traverser les murs (Salvador Dalí, sans titre, détail)

Avant d’être suivie par les joueurs, avant même d’être un pavé de code, une règle débute sous forme d’idée. Créons un jeu, avec un personnage qui peut bouger dans un environnement. On attendra probablement de lui qu’il respecte certaines règles de physique : par exemple, qu’il ne puisse traverser les murs. Voici une idée de règle ; si nous voulons aboutir à un jeu vidéo, il va falloir coder cela. L’un des enjeux de la production d’un jeu vidéo est de créer le programme le plus fidèle à l’idée des games designers. Créer du programme à partir d’une idée de règle est un processus d’objectivation, qui entraîne donc l’apparition de différences entre l’idée et l’objet.

Parmi ces différences, les plus simples à identifier sont les bugs. Dans notre exemple, une mauvaise objectivation de la règle transformerait le jeu en Ghost Simulator, la faute à des parois inefficaces. Bon, nous avons créé un jeu bugué, tant pis. Plutôt que de nous apitoyer, profitons-en pour voir comment interagissent les joueurs avec des bugs, voire, comment ils les exploitent. Faire du bug exploit, c’est provoquer volontairement un bug pour profiter de ses effets. Mais alors, triche ou pas triche ? Prenons le règlement imaginé par les créateurs comme référentiel. Utiliser un bug est un acte de triche puisque l’on transgresse forcément l’idée de règle qui ne prend pas en compte le bug. Cependant, le règlement porté par le programme nous permet d’utiliser les bugs, il ne s’agit donc pas de triche dans ce référentiel. Dans cette situation, le règlement que nous utiliserons comme référentiel pour un même acte déterminera si cet acte est une tricherie ou non.

Triche code

Le programme d’un jeu n’est pas exactement un règlement en soi mais il sert de support au règlement. En plus du règlement, il peut supporter des variations de celui ci. Parlons du cheat code. Malgré l’explicité de son nom, le cheat code est un des cas les plus ambigu issu de l’association entre jeu vidéo et triche. A l’origine, le cheat code est un outil des développeurs permettant d’accéder plus rapidement à certains contenus du jeu pour les tester. Il peut être ensuite laissé dans le programme et devient pour les joueurs, un moyen de s’amuser en contournant certaines règles. Le programme porte un règlement et la possibilité, avec le cheat code, de ne pas le respecter. Cette contradiction est portée par le cheat code jusque dans son nom. Peut-on parler de "cheat" quand le "code" qui nous permet de tricher est joint au règlement que nous sommes sensé enfreindre ? En permettant de transgresser certaines règles du règlement, le cheat code rend ce dernier caduc. Un règlement bis va alors apparaître prenant en compte les nouvelles possibilités et peut, bien entendu, servir de référentiel. Utiliser un cheat code constitue donc une triche par rapport au règlement de base du programme mais permet la création d’une variation du règlement qui, elle, autorise les effets du cheat code. De façon plus générale, un acte de triche par rapport à un règlement va entrainer la formation d’un nouveau règlement où cet acte sera autorisé. Les joueurs ont alors à choisir quel règlement suivre.

Wallhack sur CS:GO

Il existe cependant des cas où l’on impose un règlement altéré aux joueurs. Dans le cas d’un jeu multi-joueurs, si un joueur parvient à tricher, il impose à tous les autres le règlement alternatif qu’il a engendré. Les hacks reposent sur ce principe. Par exemple, un joueur utilise un wallhack et peut ainsi voir à travers les murs censés être opaques. Le règlement qui régissait la partie jusqu’à maintenant est dépassé. Un règlement très proche se forme, mais qui exclut le joueur en question dans l’application de certaines règles. Pour les autres joueurs, les règles ne changent pas, mais le tricheur n’est plus soumis aux règles qui limitaient son champ de vision. Cette modification du règlement est engendrée par les programmes de hack pour garantir un avantage au tricheur sur les autres joueurs. Le hacking est un cas de triche par rapport au règlement du programme mais qui a, contrairement au cheat code, une cause externe.

On peut qualifier le hacking et le cheat code de phénomènes de triche objectifs : ils permettent d’enfreindre le règlement du programme qui est lui même objectif. Dans ce terme, il faut comprendre que ce règlement ne varie pas d’une personne à l’autre et qu’il peut être étudié comme un objet concret. Dans le cas des jeux vidéo, les règlements objectifs ont une propriété particulière. Dans un jeu vidéo, le bon respect des règles n’est pas assuré par un humain, avec l’ensemble de limites et défauts (mais aussi d’avantages) qu’il implique, mais par une machine qui a donc fonction d’arbitre. La différence est que la machine est la matrice du monde dans lequel s’applique les règles qu’elle porte. Elle a de ce fait une forme d’omniprésence à laquelle il est impossible d’échapper dès que l’on joue avec. Un règlement fixe ordinairement des autorisations et interdictions auxquels doivent accepter de se plier les joueurs. La machine, elle, impose ces autorisations et ces interdictions comme des possibilités et des impossibilités inévitables. On peut utiliser le parallélisme offert par les jeux de sport comme exemple. En sifflant un hors jeu, un arbitre de foot se basera sur sa perception et sa réactivité pour emettre un jugement. La machine va se baser sur les coordonnées des joueurs et de la balle pour calculer une variable. On peut espérer tricher au foot grâce à des erreurs de perception ou de jugement de l’arbitre. Dans un jeu vidéo, si l’on veut tricher par rapport à un règlement objectif, il faut forcément passer par une modification du règlement porté par le programme depuis l’extérieur.

Règlements subjectifs

A l’opposé de règlements objectifs, arbitrés et portés par la machine, il existe des règlements subjectifs, portés et arbitrés par les joueurs. Ces règlements sont directement issus de la perception unique d’un jeu par chaque joueur. Revenons-en à l’exemple de mon ami qui s’énerve de ma surutilisation du Hadoken. Nous jouons tous les deux à Street Fighter avec le même règlement, celui imposé par le programme. Tant que nous ne cherchons pas à le modifier ou à le tordre, nous restons dans ses règles et ne trichons donc pas par rapport à lui. Cependant, nous avons chacun une idée inconsciente de ce que devrait être le règlement et plus généralement de ce que devrait être le jeu. Nous allons alors nous créer un règlement personnel, plus restrictif que l’original, pour réguler notre activité de joueur selon nos propres critères. Il peut s’agir de notre personnalité, nos expériences culturelles, de nos valeurs morales ou encore de notre passif de gamer. Ce règlement est donc évidemment unique et personnel, mais également souvent inconscient. Il nous paraît normal, puisqu’il se construit intuitivement.

Mon ami considère peut-être sans s’en rendre compte que Ryu, Ken, Shun-Lee étant de fiers combattants, ils ne sauraient utiliser qu’une seule et même attaque, même si elle s’avérait efficace. En effet, on imagine mal un boxeur envoyer des crochets du gauche avec une régularité d’horloge, sous prétexte qu’ils atteignent tous leur cible. Pour lui, mon comportement de spammer va à l’encontre de la règle : "un combattant diversifie ses coups". Il n’en a peut-être même pas conscience mais il a bâti sa façon de jouer en prenant en compte cette règle qui lui paraissait découler du bon sens. Dans le même genre, d’autres règles pourraient être : "Pas d’interactions IRL", "On change régulièrement de perso" ou encore "Interdit de marteler au hasard tous les boutons en espérant qu’il se passe quelque chose". Ces règles implicites ne sont bien sûr écrites nulle part et sont créées par chacun, pour soi, puis projetées sur les autres. On les considère alors comme des règles parmi les autres et l’on se sent autant victime de triche quand quelqu’un les transgresse. Chacun se créer un règlement subjectif qu’il croit être commun à tout le monde et en devient arbitre. On attend ainsi de tous les joueurs qu’ils respectent nos propres règles implicites sans qu’ils n’aient pu en avoir connaissance.

Pour résumer ça moins simplement, jouer à un jeu vidéo nous force à créer un paradigme du jeu en question. En jouant avec quelqu’un d’autre, on expose mutuellement nos paradigmes qui se heurtent par leurs différences. Pour éviter de voir son paradigme malmené par un joueur qui ne voit pas le jeu de la même manière que nous, la meilleure solution reste de tenter d’identifier nos propres règles implicites et de les expliciter à tous pour que chacun s’aligne au mieux avec les règles du jeu et les règles des joueurs. Une fois que tous les joueurs ont conscience d’une règle, elle devient objective et chacun peut décider de superposer et d’appliquer au règlement du jeu, un règlement des joueurs.

Ces règlements ont la particularité de pouvoir réguler en plus de ce qui se passe dans le jeu toute l’activité qui se passe en dehors. Certaines règles subjectives sont tellement répandues parmi les joueurs qu’elles sont devenues des évidences et des normes de fair-plays. Par exemple, il est couramment admis que regarder l’écran de l’adversaire dans un jeu en écran scindé est une bassesse. L’explicitation de règles permet des rassemblements autour d’une interprétation des règles commune. De ces rassemblements peut naitre une régulation de la pratique comme dans l’e-sport où des règles explicitées servent à limiter le comportement des joueurs IRL. Une règle explicitée peut également redéfinir les objectifs et donc la façon de jouer, avec pour exemple les speed-runners qui se fixent pour objectif de finir le jeu au plus vite. Expliciter une règle que l’on a créé consciemment ou non permet de la convertir du subjectif à l’objectif et de proposer à d’autres notre propre rapport au jeu.

Imposer les règles ?

Nous avons, à ce point, fait le tour des différents règlements pouvant servir de référentiel à une tricherie. Parmi eux, le règlement porté par le programme semble être le plus important. Il a pour lui d’être entièrement explicité et d’être par défaut, commun à tous les joueurs. Nous avons vu l’importance de rapporter une tricherie à un règlement pour éviter les malentendus et les interprétations contraires. Aussi, il semble juste de considérer, si l’on ne le précise pas, qu’un acte de triche se rapporte au règlement du programme.

Caravage, Les Tricheurs, vers 1595

Enfin, on peut se demander si le fait que chacun puisse former de nouvelles règles subjectives est une mauvaise chose. Nous avons vu que cela pouvait être source de quiproquo voire de conflit dans les pires cas. On pourrait alors se demander s’il ne serait pas mieux de renforcer le règlement objectif à la création des jeux pour éviter cette ambiguïté et les litiges d’interprétation. L’idée est à éviter : une partie de sa richesse réside dans la liberté d’interprétation et d’appropriation qu’il permet. Il se distingue des autres médias artistiques par son utilisation de l’interactivité. Considérons également que cette interactivité existe grâce, entre autres, aux règles qui la régissent. Le fait de pouvoir à partir d’un même règlement objectif se former individuellement un règlement subjectif est une forme d’interprétation et d’appropriation. On interprète le règlement, puis on s’approprie l’interactivité qui en découle. Ce phénomène de formation de règles subjectives enrichit le jeu vidéo en lui permettant de proposer une marge de liberté qui lui est propre.

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