Il y a quelques années de cela, j’abordais avec un collègue, au fil d’une conversation anodine sur le football, la pratique de la simulation sportive de référence, Football Manager. Sa réaction m’avait frappé : oui, il connaissait bien, mais n’avait guère envie d’en parler, à la manière d’un ancien fumeur à qui on proposerait une cigarette. Il plaisantait, un peu, mais n’avait réellement pas très envie que je lui remémore le plaisir malsain, forcément, dont je me régalais avec mon Football Manager 2010. Il avait goûté à ces délices empoisonnés, et craignait, à juste titre, que je l’encourage à s’y vautrer de nouveau. Le ton était celui de la dérision mais le constat était sérieux : ces jeux ne tuent pas, mais ils volent assurément un peu de notre vie.
Comme d’autres, j’ai commencé à prendre goût aux simulations sportives avec le Football Manager 98 de Sierra qui a tant marqué les esprits. Puis est venu le premier Cycling Manager, qui n’avait pas alors cette profondeur qu’ont les jeux de gestion sportive, mais changeait agréablement d’univers, et offrait approche davantage « arcade » que la série a conservée. Ces jeux occupent une place à part dans l’univers du jeu vidéo, en grande partie du fait de leur lien étroit avec la réalité. Une réalité qui dépasse le cadre sportif.
Réalité et fiction réaliste
Cela va de soi mais leur intérêt repose en grande partie sur leur lien avec les compétitions réelles. Nulle simulation d’envergure ne tenterait aujourd’hui de se vendre sans licence officielle, et lorsque celle-ci fait défaut (comme certaines équipes de Pro Cycling Manager) les noms maquillés des coureurs – on se souvient encore d’ « Armstring » et autre « Neilstrung » – font l’objet de patches correctifs. Il ne s’agit pas seulement pour l’adepte de simulations sportives de décrypter les mécanismes ludiques pour en tirer le meilleur, mais surtout de se retrouver dans des représentations d’équipes ou de personnes réelles. Pour les faire évoluer au même niveau d’excellence, s’il prend une structure sportive d’ampleur comme le FC Barcelone ou l’équipe cycliste Sky, ou pour les faire accéder à un meilleur statut s’il en prend une plus modeste. Il y a effectivement peu de chances qu’un joueur souhaite obtenir des résultats exactement conformes ou inférieurs à ceux d’un club de faible envergure.
Il y a donc plusieurs envies qui peuvent se mêler : incarner des entités que l’on apprécie, gagner des compétitions, ne pas forcément gagner mais faire du mieux que l’on peut (si l’on prend par exemple l’AC Ajaccio). Plus que dans tout autre jeu, le joueur participe à la création d’une histoire, qui ne suit pas un schéma établi d’avance. Ici l’histoire se crée en fonction d’ingrédients agencés toujours différemment, et qui sont autant de matière dramatique : joueurs, forme, blessures, états d’âme, transferts, développement et régression des aptitudes…
L’éthique non dite de la simulation
Bien que certains joueurs reviennent parfois à des sauvegardes pour déjouer le destin – et « refaire le match », au sens littéral – une telle démarche brise irrémédiablement le parallèle avec le réel, ouvrant la porte à l’aberration : selon le juste adage selon lequel « sur un match tout est possible », rien n’empêche, certes au prix de nombreux chargements et tentatives, de gagner la Ligue des Champions en deux ans avec Ajaccio (je n’ai rien contre Ajaccio, que je cite certes pour la seconde fois). Ce qui est ailleurs une façon naturelle de jouer est ici conçu comme de la tricherie, qui fait perdre beaucoup de l’aspect immersif si puissant de ces jeux. Refaire l’histoire, c’est rompre le charme.
Autre aspect important, après cette « éthique du non-retour », la vitesse du jeu. Les deux jeux en proposent plusieurs, sachant que la vitesse idéale pour s’investir pleinement est probablement celle de base (pour Football Manager du moins, car Pro Cycling Manager est d’emblée insupportable à jouer en vitesse x1, car trop lent et pauvre en évènements déterminants notamment sur les classiques). Pourtant cette vitesse n’est pas acceptable sur le long terme. La lassitude, mais aussi le simple besoin de faire autre chose de son existence, oblige le joueur à renoncer et à accélérer le rythme. Il gagne ainsi du temps, mais abandonne une partie de son emprise sur la compétition. Il verra moins bien et moins vite quel joueur de son équipe de football est en difficulté et réagira moins rapidement aux attaques lors d’une course cycliste. L’immersion est par ailleurs sans commune mesure lorsque l’on assiste à un match en temps « réel » ou en accéléré, la première possibilité laissant se développer toute les émotions du spectateur/entraîneur face à la dramaturgie de la pièce qui se joue, tandis que la seconde n’en donne qu’un aperçu schématique et affadi.
C’est un premier aspect du renoncement auquel le joueur est soumis : abandonner l’idée de faire autre chose en passant un temps déraisonnable devant un écran sur lequel se jouent des dizaines de matches à vitesse « réelle », ou se détourner de son fantasme d’emprise totale sur le match et la prise en compte – de toute façon illusoire – de chaque évènement.
Du renoncement
D’autres aspects des simulations sportives accentuent encore cette idée de renoncement. Quoi qu’il arrive le joueur ne gagnera jamais la partie, au sens où jamais il n’achèvera le jeu. Puisque celui-ci n’a pas de fin. Chaque victoire ne fait que repousser le moment d’une inévitable défaite. Gagner en attendant de perdre, ou perdre en attendant de gagner… Le joueur ne peut accéder à une victoire pleine et entière : une domination ne pourra jamais être absolue et définitive, car le meilleur club de football ou la meilleure équipe cycliste ne peuvent pas avoir le monopole des palmarès.
La valeur d’une partie de Football Manager ou de Pro Cycling Manager est ainsi basée sur l’acceptation des échecs, sur le fait qu’ils soient mémorisés, gravés dans l’histoire créée par le joueur. A un tel point que la simulation cycliste fait de ce principe un mécanisme intégré au jeu : chaque jour passé sauvegarde la partie en écrasant automatiquement la sauvegarde précédente, forçant si nécessaire le joueur à assumer cette philosophie de jeu.
Qui serait satisfait d’un championnat où chaque match a été gagné ? Cette intégration de l’échec place toutefois le joueur dans l’espérance : en cas de défaite les espoirs du joueur se reportent sur le match suivant, ou la compétition dans laquelle il reste en course. Et quand il n’y a plus rien il reste toujours la saison suivante, celle du nouveau départ où tout sera, le joueur veut le croire, mieux…
La page blanche
Chaque nouvelle mouture de ces jeux offre deux types de mise à jour : le jeu lui-même et la base de données, qui doit être conforme à l’état des compétitions et des participants au début de la saison. Cette fidélité à l’univers réel, en admettant qu’elle existe réellement à un moment donné, n’est finalement là que pour être immédiatement bouleversée par le joueur. Tel un garnement face au joli château de sable construit par un autre, il est là pour défaire le bel agencement raisonnablement établi et faire entrer le jeu dans sa fiction personnelle (qu’il subit certes pour une grande partie dans Football Manager).
Le principe de la saison, dont la fin annonce un nouveau départ, propose par ailleurs une réserve de « sous-pages blanches » qui sont autant d’occasions pour le joueur de remettre ses conceptions, ses choix à plat. La planification initiale, qui peut avoir un rôle capital dans la gestion d’une saison cycliste (avec les pics de forme), est une grande partie du plaisir du jeu, bien qu’on ne joue pas vraiment à cet instant précis. Les nouveaux athlètes arrivants, objets de curiosité et porteurs d’espoirs, sont bien évidemment un élément capital de ces nouveaux départs.
A suivre...
Vos commentaires
Laurent Braud # Le 29 mars 2013 à 10:13
Tu décris ici exactement mes impressions sur les jeux de grande stratégie à la Paradox et je n’avais pas réalisé à quel point le parallèle est grand. Pour la présentation, même tableaux excels avec des chiffres et des boutons partout. Même éthique de la simulation — on peut recharger pour refaire les matches qu’on appelle alors guerres et batailles, mais on réalise rapidement que ce n’est absolument pas l’objet du jeu : losing is fun, il faut laisser l’Histoire progresser pour avoir le plaisir de s’y adapter : "refaire l’histoire, c’est rompre le charme". Même renoncement, puisqu’il n’y a pas de victoire autre que d’atteindre la date-borne, et qu’il est quasi-impossible (ni même souhaitable) de conquérir le monde. Même la gestion du temps est la même, entre l’envie de tout voir se dérouler à vitesse minimale, et celle d’avancer quand même.
Je vais rester sur la géopolitique de CK2, parce qu’il faut choisir son camp, mais tu m’as convaincu que ce n’était qu’un changement de façade.
julien # Le 29 mars 2013 à 20:51
Ah c’est malin d’avoir mentionné Football Manager 98 ! Il a fallu que je fonce sur YT réécouter ce thème musical - qui me fait tant regretter les 90’s. J’avais transféré Zidane à Lens pour 70M de francs... snif...
Laaris # Le 4 avril 2013 à 00:09
Ben voilà, à cause de vous j’ai relancer ma partie de FM2010.
A l’occasion il faudra que je réinstalle F1 Manager 2000 aussi.
Kidday # Le 25 avril 2013 à 13:39
Tout simplement le jeu auquel je crains plus de jouer qu’à Civilization, et ce n’est pas peu dire.
Heureusement le fait que jouer mon club de coeur, le Paris Saint-Germain, ait perdu en intérêt puisque gagner 70% des matches n’est plus considéré comme un accomplissement mais comme la moindre des choses, m’aide à m’en tenir éloigné.
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