Surgelé

Dream Quest

Battre les cartes

Trois étages d’un labyrinthe généré aléatoirement, une poignée de monstres retors, et un paquet de cartes à assembler. Il n’en a pas fallu plus pour que le Dream Quest de Peter Whalen me hante tout l’été.

Malgré le bouche à oreille, il m’a fallu du temps avant de franchir le pas : le jeu est sorti en 2014 sur iOS, et début 2015 sur PC. C’est que si Peter Whalen est un bon programmeur et un admirable game designer, il n’est pas graphiste : l’aspect de Dream Quest rebute au premier abord, et donne l’impression que l’on a affaire à un prototype plus qu’à un titre abouti. Il ne faut pourtant pas s’arrêter à cet aspect. Le jeu est un petit bijou, tranchant comme le diamant, aux mécanismes d’horlogerie implacable, le genre qui broie les heures.

Le principe est simple, quelque part entre Magic : L’Assemblée – dont le créateur, Richard Garfield a été tellement impressionné par Dream Quest qu’il a donné des conseils à Whalen – et un Rogue-like resserré à la Desktop Dungeon. On choisit une classe parmi les quatre débloquées d’entrée, et on se retrouve niveau 1, au premier étage d’un donjon qui en compte trois. A mesure que l’on explore, on combat des monstres, on gagne des points d’expérience et surtout de précieuses cartes qui petit à petit complètent le paquet de départ.

Premier palier : la stratégie

Comme dans tout bon jeu de construction de paquet, chaque carte compte : tout doit être synergie, et il ne sert à rien de s’encombrer de cartes puissantes si l’on a pas les ressources nécessaires à leur utilisation, ressources qui dépendent de la classe initiale. Si le guerrier utilise la puissance brute de ses cartes d’attaque, le magicien doit gérer son énergie magique pour jeter des sorts surpuissants, le voleur multiplie les cartes d’action pour prolonger son tour en multipliant les égratignures. Il faut aussi penser à exploiter les combos de carte aux effets dévastateurs – lancer un sort de glace sur un ennemi déjà gelé double les dégâts infligés – et ne pas négliger la régénération de vie ou la défense, sans lesquelles on risque d’enchaîner les victoires à la Pyrrhus.

Ce qui rend Dream Quest particulièrement délicat, c’est qu’on est obligé à s’adapter aux cartes que l’on trouve en cours de route, et qui dépendent en partie du hasard. Il en existe 200 au total, qui ont toutes leur utilité, même si les plus puissantes se trouvent au dernier étage. Chaque classe a plusieurs spécialisations viables, mais il faut faire avec la main que le jeu nous donne, et ne pas hésiter à altérer son plan. D’autant que la survie immédiate prime parfois sur le long terme. Telle attaque surpuissante au premier étage risque de devenir un poids par la suite, mais peut-être s’avère-t-elle indispensable pour franchir le cap, quitte à s’en débarrasser par la suite (l’élimination des cartes est possible, encore que limitée). A contrario, certaines cartes qui ne payent pas de mine au premier abord comme « Protean », qui permet de tirer trois cartes supplémentaires si votre main ne comporte pas de double, peut bouleverser une stratégie : il m’a fallu des heures pour le comprendre.

Même si les affrontements du premier étage sont généralement très faciles, Dream Quest applique la définition du jeu chère à Sid Meier, en nous demandant presque à chaque tour de prendre une décision intéressante, qui sera déterminante pour le succès de la partie.

Deuxième palier : la tactique

C’est d’autant plus vrai qu’à partir du second étage, les combats se corsent énormément : une seule erreur peut terminer l’aventure et nous obliger à repartir au point de départ. Il faut ainsi jouer les cartes dans un ordre réfléchi, de manière à enchaîner les combos sans férir. Les ennemis gagnent des résistances, quand ce ne sont pas des immunités, qui à certains éléments, qui aux attaques physiques. Une stratégie efficace mais trop monolithique risque vite de mener au désastre. Et puis il y a des ennemis particulièrement vicieux, qui interdisent carrément certains types de carte ou qui nous forcent à nous attaquer nous-même un tour sur deux. C’est alors qu’il faut ruser, exploiter les brèches pour contourner la difficulté qui paraissait au premier abord insurmontable.

Mais la tactique consiste aussi à gérer de manière savante l’exploration et l’ordre des combats. A savoir quels monstres éviter ou garder pour plus tard. A savoir utiliser quand utiliser les bonus de vie qui parsèment le labyrinthe. Et puis à choisir le moment opportun pour prendre un niveau, afin de profiter d’un soin complet.

Dream Quest est parfois injuste, et il arrive que le jeu nous place dans des situations dont il est impossible de se sortir. Mais cette imprévisibilité rend d’autant plus grisantes les parties où tout se combine pour le mieux, et où l’on sait que la victoire est proche, pour peu qu’on ne commette pas d’erreurs.

Troisième palier : le méta-jeu

Afin de récompenser le joueur et de lui donner des buts à moyen terme, Dream Quest possède aussi un méta-jeu, via un système de succès qui permet de conférer un bonus permanent aux personnages, ou de débloquer des cartes et des classes supplémentaires. Ces dernières, sont en général des hybrides --- ainsi le ranger utilise à la fois les actions du voleur et les attaques du guerrier, ce qui lui ouvre de nouvelles synergies —, mais certaines ne manquent pas d’originalité, comme le professeur qui est capable de s’approprier les cartes des ennemis qui l’affrontent et de constituer de la sorte un paquet surpuissant s’il est bien réfléchi.

Ce méta-jeu contribue évidemment à la durée du titre, et à son pouvoir obsessionnel. Il ne s’agit pas seulement de vaincre avec une seule classe – par exemple le guerrier, qui devient assez facilement redoutable —, mais de maîtriser le jeu en étant capable de tirer profit des particularités de chacune de celles-ci. Et je peux vous dire que ma première victoire avec le prêtre m’a coûté bien des efforts.

Le jeu pur ou l’art du gadget

A quoi rime cette trop longue description d’un obscur jeu iOS ? C’est d’abord égoïstement, parce que je veux comprendre comment la redoutable mécanique de Peter Whalen m’a happé. Et aussi parce qu’en écrivant sur un jeu, j’ai tendance à me délivrer de l’emprise qu’il exerce sur moi. Mais c’est surtout parce qu’à mon sens Dream Quest est un jeu important, un des meilleurs exemples de jeu pur, de jeu-système.

Ce n’est pas si évident. En un sens, Dream Quest tient du gadget. Comme l’explique Peter Whalen dans un entretien qu’il a accordé à Jesse Fuchs, l’idée de départ était de combler un trou sur le marché du jeu portable, qui selon lui ne proposait pas assez de titres de moyenne durée, offrant une partie d’une vingtaine de minutes. Et c’est vrai que Dream Quest est parfait pour tuer le temps dans les transports en commun : il se joue d’une main, propose de nombreux choix mais sans nous étourdir de données, et s’arrête à tout moment.

Pourtant, malgré l’usage éminemment prosaïque auquel il est destiné, Dream Quest est un objet d’art. Non pas tant parce qu’il serait le produit d’un acte de génie ; l’intuition de initiale de Whalen a été d’hybrider le Rogue-like et le jeu de cartes à collecter, ce qui est bien vu, mais qui n’a rien de sensationnel. Ce qui élève Dream Quest au dessus de la masse des productions qui encombrent l’Appstore, c’est le souci méticuleux du détail, le travail d’orfèvre qui a permis d’équilibrer le jeu et d’en régler les moindres aspects. Whalen explique que Dream Quest lui a pris plus d’un an à développer, et surtout que le jeu est passé par différentes versions suite au retour des playtesters. Le résultat final est donc le fruit d’un intense travail, ainsi que des années de réflexion que Whalen a consacré aux mécanismes ludiques ; Dream Quest est un chef-d’œuvre au sens premier du terme, le brillant résultat d’années d’apprentissage, témoin de la maîtrise de son auteur.

Un jeu sur rien ?

Est-ce suffisant pour en faire une œuvre culturelle ? La question peut paraître oiseuse, mais elle me semble intéressante au moment où le jeu vidéo est certes de plus en plus reconnu par les milieux culturels, mais essentiellement dans ses dimensions discursives ou mimétiques : on salue l’émotion, la beauté des décors, la portée des discours... tout en reléguant à l’arrière-plan la pure mathématique des mécanismes, leur élégance formelle. Il ne s’agit pas d’opposer diamétralement comme on a pu trop souvent le faire la narration et le ludique, qui vont souvent main dans la main. Mais de même qu’il faut reconnaître l’intérêt des jeux-limites, pour ne pas dire des non-jeux, où l’ambiance, la narration, la contemplation prennent le pas sur le reste, il ne faut pas oublier à mon sens de saluer les pouvoirs d’immersion qui caractèrisent les systèmes ludiques. Pour le dire autrement, il me semble que je suis plus ailleurs dans les labyrinthes dessinés sous MS Paint de Dream Quest, que lorsque j’explore les paysages splendides de The Witcher 3.

Alors il nous appartient peut-être, comme nous avons pu défendre des expériences purement narratives, d’affirmer les mérites de ces purs jeux, de ces jeux sans histoire. Il y aurait peut-être quelque chose à admirer dans la capacité des jeux vidéo à ne pas raconter quelque chose – même si l’on n’échappe évidemment pas à tout discours —. Flaubert n’a-t-il pas rêvé écrire un « livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » [1] ? Le jeu vidéo devrait-il s’interdire cette poursuite esthétique ?

Et quand bien même on douterait de la validité de cette posture favorable à l’art pour l’art, Dream Quest n’est peut-être pas si dépourvu de sens qu’il en a l’air. Comme tous les Rogue-like, le jeu de Peter Whalen est une leçon de stratégie, d’économie, autrement dit de vie. On choisit certes sa classe de départ, mais une fois la partie lancée, il nous appartient de faire de notre mieux avec les cartes que l’on trouve, et les situations auxquelles on est confronté. Ce n’est sans doute pas grand chose, mais c’est une manière de rejouer, d’expérimenter et d’exorciser, protégé du monde extérieur, les angoisses et les difficultés du quotidien.

Tout cela n’est pas si mal pour un petit jeu de cartes.

Quant à Whalen, il a décidé, plutôt que de poursuivre une hasardeuse carrière d’indépendant, de rejoindre Blizzard pour travailler sur Hearthstone. Regrettera-t-il son choix ? Difficile à dire, même si pour nous il y a sans doute plus à perdre qu’à gagner en voyant un créateur de son talent se fondre dans l’anonymat d’une vaste équipe. La suite de la partie nous dira ce qu’il en est.

Notes

[1] Lettre à Louise Collet du 16 janvier 1852.

Il y a 7 Messages de forum pour "Battre les cartes"
  • monpieddanstonplat Le 26 août 2015 à 22:43

    Franchement, si j’avais un atome d’estime pour Flaubert, je serais scandalisé de l’enjeu dérisoire auquel vous le mêlez. Heureusement, j’ai jamais pu saquer ce connard, alors c’est cool (mais essayez seulement de faire la même avec Rousseau, La Fontaine ou Montherlant, et ça va chier des bulles :)). Et puis ça va, le XIXe siècle a bon dos : comment on peut porter de telles moustaches, sérieux ?
    Sinon, pour en revenir au sujet, il est temps que le jeu vidéo se laisse pousser une paire de couilles. Dans la citation de l’article, même cette grosse lopette de Gustave n’invoque ni la musique ni les beaux-arts pour justifier sa démarche ; pourquoi doit-on sempiternellement invoquer les arts qui l’ont précédé pour donner un peu de consistance au jeu vidéo ?
    Ce réflexe largement répandu même sous les meilleures plumes (parmi lesquelles je me permets d’inclure le collectif de Merlanfrit) a tendance à me foutre les glandes. Si je tombe sur un jeu un peu moins con que d’habitude, c’est la faute à Flaubert ; et si je tombe sur un serious-game chiant, ce sera la faute à Diderot ?
    Je conçois bien sûr que la critique a besoin de repères, que les lecteurs de la critique en question ont besoin de repères eux aussi ; mais merde, Street Fighter a plus de vingt ans et Iwata est tellement vieux qu’il est mort. Le jeu vidéo doit faire vivre ses propres références ; tant qu’il aura besoin de la tutelle des arts académiques pour justifier sa propre existence, il restera un sale gosse. Même Truffaut, Chabrol ou Godard, pourtant pas réticents à collectionner les citations, invoquaient plus volontiers Hitchcock et Chaplin que Picasso ou Breton dans leurs Cahiers du Cinéma. J’ai tendance à penser que c’est cette confiance qu’ils avaient en leur passion qui l’a définitivement légitimée, au moins autant que leurs oeuvres respectives.
    Bref, le jeu a l’air cool et je vais essayer de le pécho, même si je suis un gros noob des jeux de cartes et que mon dernier rogue-like s’appelait Dragon Crystal ; merci pour l’article et longue vie à Merlanfrit !

  • Seb Le 27 août 2015 à 00:44

    Pour rebondir sur le commentaire de monpieddanstonplat, je ne pense pas que l’ensemble des arts postérieurs au jeu vidéo soient tant que cela invoqué pour tenter de lui donner une sorte de dignité, ou de reconnaissance quelconque.
    Il me semble que ce sont en particulier les "arts du récit" qui font l’objet d’une telle attention de la part des personnes qui discourent sur le jeu.
    Il y a des explications à cela, des causes généalogiques que l’on peut s’amuser à détailler et analyser.
    Ce qui en ressort, à mon sens, c’est que le jeu vidéo, dans sa prétention à devenir un art, opère une rupture avec le régime traditionnel de la représentation en occident.
    C’est cette rupture, potentiellement transgressive, que nous éprouvons des difficultés à penser.
    — -
    Pour ma part, je pense qu’il s’agit d’un art depuis un moment maintenant, mais qu’il cherche encore à définir son éthique (et du même coup son esthétique,) étant donné sa tendance spontanée à l’hybridation voire à la mutation des formes de représentations qui ont précédés et accompagné son émergence.

  • Martin Lefebvre Le 27 août 2015 à 09:49

    Pour ce qui est de Flaubert, il ne faut pas trop faire attention à ce que j’en dis... C’est juste qu’en un sens il serait jaloux du jeu vidéo, qui lui a facilement les moyens d’être "sur rien". Alors que justement la tendance actuelle dans les jeux un peu hype est de vouloir absolument faire passer un message. Ce qui n’est pas un mal en soi, mais n’est pas pour autant une obligation.

  • Seb Le 27 août 2015 à 11:25

    Absolument, ou pour le redire autrement et compléter, d’une certaine façon, mon propos, la tendance actuelle est souvent à la tentative, systématiquement échouée, d’hybrider jeu vidéo et procédés empruntés aux arts du récit.
    En fait ce sont plutôt les arts du récit qui s’en trouve muté.
    Or ce n’est pas tant de message dont il est question, que de sens. La production de sens.
    Et à ce petit jeu là, le jeu vidéo part perdant.
    Pour reprendre l’idée d’une jalousie littéraire à l’égard du jeu vidéo, (une façon de renverser le discours dominant sur lui-même,) je pense que l’on peut chercher du côté de l’acte gratuit. Chez Gide peut-être.
    Mais s’il s’agit de produire un discours, ou de la poésie, je crois que c’est tout à fait faisable.

  • Laurent Braud Le 27 août 2015 à 12:23

    A contrario, certaines cartes qui ne payent pas de mine au premier abord comme « Protean », qui permet de tirer trois cartes supplémentaires si votre main ne comporte pas de double, peut bouleverser une stratégie : il m’a fallu des heures pour le comprendre.

    Si ça peut te rassurer, Garfield lui-même n’a pas saisi tout de suite que la carte qui pioche trois à Magic était complètement fumée. Elle fait officiellement partie du top 9 des cartes OP.

  • Martin Lefebvre Le 27 août 2015 à 13:10

    A ma décharge le texte qui décrit le pouvoir de la carte n’est pas totalement clair. :D

    Dans le genre fumé, j’ai réussi à me construire un deck de nécromant qui a tout détruit sur son passage (malheureusement je ne jouais pas en hard, donc j’ai pas pu le tester contre le boss ultra dur de fin).

    - une carte qui permet de lancer des sorts gratuitement.
    - le pouvoir du nécromant qui permet de tirer une carte contre 5 points de vie.
    - Plein de cartes défensives et de soin.

    Comment je faisais le tour du paquet, c’était immonde.

  • Bro Le 20 octobre 2015 à 14:00

    Card Crawl est très sympa aussi dans le genre dungeon crawler avec des cartes. Bien équilibré et très addictif lui aussi.

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