Bande Dessinée Interactive : le cul entre deux chaises
Qu’est-ce que la bande dessinée interactive ? Il semble que personne ne soit vraiment capable d’en donner une définition claire. « Qu’est-ce que la bande dessinée ? » et « Qu’est-ce que l’interactivité » sont déjà deux questions qui peuvent en décourager plus d’un. Tentons tout de même, en toute humilité et toute subjectivité, d’en fixer les limites, ou, peut-être aussi, l’absence de limites.
Les écrits sur la bande dessinée interactive sont rares, pour tout dire, le mémoire d’Anthony Rageul (Tony) est peut-être le seul exemple de véritable travail théorique à ce sujet. Mais qu’importe la théorie ! Allons-y donc au feeling et tentons de définir la bande dessinée interactive en s’attardant sur ce qu’elle n’est pas. Alors, nous aurons peut-être une chance de toucher du doigt ce qu’elle est peut-être.
Ce n’est pas...
La bande dessinée interactive n’est pas la bande dessinée tout court. Cela peut paraître évident, mais il faut admettre que, contrairement au cinéma notamment, la bande dessinée « tout court » est d’ores et déjà interactive. Le lecteur y choisit son rythme, il déplace son œil sur la planche, il tourne les pages même, et la seule existence du classique « suspense en bas de page » prouve que cette interactivité n’est pas fortuite, elle fait sens, et se révèle même être le moteur de ce média. Il nous faut donc poser ce postulat, cette lapalissade, pour espérer trouver une définition de la bande dessinée interactive.
La bande dessinée interactive n’est pas la bande dessinée numérique. C’est pourtant la confusion la plus communément rencontrée dès que l’on aborde ce sujet. Là encore, une certaine interactivité ne fait aucun doute : le lecteur clique, fait défiler la page, et ces nouvelles méthodes de navigation apportent à elles-seules quelque chose de neuf au média. Le blog a notamment permis de réaliser des planches (si on peut encore les nommer ainsi) verticales, toutes en longueur, comme celles visibles sur le blog de Chicou-chicou. Dans cet exemple, le scrolling vertical a une véritable fonction sémantique : il met en haleine, il immerge le lecteur (celui-ci n’étant pas interrompu par le moindre clic, le moindre changement de page) et même Delcourt, en publiant le recueil papier Chicou-Chicou a bien compris qu’une telle planche ne pouvait exister qu’au format numérique et l’a donc volontairement omis.
Cette interactivité n’est pourtant pas celle que nous recherchons. Il ne s’agit pas d’un ajout d’interactivité à la bande dessinée, mais simplement d’une utilisation brillante de ce que le média permet déjà. Le fait que la bande dessinée numérique est rarement aussi bien employée ne doit pas pour autant nous détourner du véritable objet de notre quête.
La bande dessinée interactive, ce n’est pas la bande dessinée participative. Entendons par là cette bande dessinée dont le lecteur dicte la suite à l’auteur. Sur internet, les exemples sont nombreux et les résultats parfois très heureux. Le Chien Tomate a par exemple réalisé sa bande dessinée Kolmo Komix en posant à la fin de chaque planche une question au lecteur sur la suite des événements. Celui-ci était alors invité à y répondre sur une page Facebook dédiée, l’auteur choisissait une de ces réponses et s’attelait à la page suivante. Plus fort encore, dans son projet de MS Paint Adventure (dont Problem Sleuth est le plus représentatif) Andrew offrait à ses lecteurs la possibilité de construire le récit case par case. Cette fois, c’est sur un forum que les propositions étaient postées et Andrew a montré son talent pour répondre intelligemment même au plus absurdes d’entre elles, le tout dans un esprit très jeu d’aventure point & click.
Seulement voilà, si l’interactivité est intégrée dans leur conception, ces deux exemples ne sont, une fois terminés, que des bandes dessinées très traditionnelles, rien à voir avec l’interactivité que nous recherchons dans la lecture. Les embranchements du récit parfois esquissée dans les MS Paint Adventures pourrait s’en rapprocher, mais ceux-ci sont trop peu exploités, et on comprendra pourquoi compte tenu de la somme de travail qu’ils devaient représenter.
La bande dessinée interactive, ce n’est pas du transmédia. Marc-Antoine Mathieu a il y a peu réalisé un très innovant ouvrage, 3’’, dans lequel le lecteur suit la trajectoire d’un rayon de lumière pendant trois secondes, c’est à dire sur 900.000km. Cet ouvrage existe aussi en version numérique, il ne s’agit aucunement d’une adaptation mais de la finalité même de 3’’, l’auteur disant avoir pensé la version numérique avant la version papier. Cette version numérique n’est rien d’autre qu’une animation interactive présentant la trajectoire de ce même photon, le lecteur (qui n’en est plus un) pourra avancer et reculer sur cette trajectoire et reconstituer ainsi le puzzle de cette œuvre magistrale. Mais magistrale ou non, 3’’ n’a rien d’une bande dessinée interactive, ni même d’une bande dessinée numérique comme le souligne Tony dans l’article linké plus haut. 3’’ version papier est une bande dessinée qui n’est pas interactive, 3’’ version numérique est une expérience intéractive qui n’est pas bande dessinée, et la juxtaposition de ces deux médias si différents ne constitue aucunement un troisième.
La bande dessinée interactive, c’est n’est pas de l’animation multimédia. Là encore, cette affirmation peut sembler purement logique, mais l’animation multimédia est pourtant cette voie qui a été exploité pour les premières tentatives d’interactivité, et qui l’est encore aujourd’hui. Un exemple souvent mis en avant est celui de The Killer, adaptation « interactive » de la série Le Tueur de Matz et Jacamon. A la lecture de cette phrase, on peut d’ores et déjà deviner un premier écueil : comment rendre interactive une bande dessinée qui a été conçue pour ne pas l’être ? Ce projet semble alors voué à l’échec, tout comme les films adaptés en 3D alors qu’ils n’ont pas été conçus pour cette technologie, mais malgré ce handicap initial, The Killer parvient a avoir son intérêt. L’adaptation a été mûrement réfléchie, et ce passage au numérique est plutôt une réussite même si la pauvreté des animations et la lenteur de la narration nous fait penser qu’on préférerait lire la bande dessinée papier ou carrément regarder un dessin animé. Pour ce qui est de l’interactivité, elle est extrêmement limitée. Seuls quelques brillants passages parviennent à véhiculer un message d’origine purement interactive, la manipulation du viseur d’un fusil sniper par exemple qui fera immanquablement penser...à un jeu vidéo. De la même manière, le studio Ankama s’est frotté à cette idée de bd/animation au sein de ses MaxiMini. Le premier chapitre de Marwal et Crustacées intitulé Web Side Story. Si la réalisation de cette petite histoire est exemplaire, il ne s’agira que du mélange peu homogène d’une animation (mouvements, voix), d’une bande dessinée (découpage en cases, phylactères) et de mini-jeux venant interrompre le récit. Ankama ne propose d’ailleurs pas de lire Web Side Story, mais d’y « jouer », la seule interactivité résidant de fait dans ces mini-jeux.
Alors c’est peut-être...
La bande dessinée interactive c’est peut-être une pluralité de la narration. En ce sens, elle n’a aucune raison de se cantonner au numérique, la narration à choix multiple n’ayant fort heureusement pas attendu l’informatique pour exister. Tout comme on pourra admettre que les Livres dont vous êtes le héros qui ont connu tant de succès au début des années 90 sont des romans interactifs, il serait bien malhonnête de priver Morlac du terme de bande dessinée interactive. Dans cet ouvrage couché sur papier, Leif Tande applique la contrainte oulipienne (et par conséquent oubapienne) du morlaque, qui consiste à construire un récit se mordant la queue et former ainsi un cycle clos. Ce n’est pourtant pas sa singularité. Dans Morlac, le lecteur ne lira pas les cases de gauche à droite et de haut en bas comme c’est traditionnellement mais ne s’intéressera au contraire qu’à une unique case par page qui lui dictera le chemin à prendre page suivante. Imaginons que ces cases portent les chiffres d’un cadran téléphonique : Si en page x, la case 7 présente le protagoniste passant (de gauche à droite) devant une échelle, le lecteur aura alors le choix en page x+1 de grimper l’échelle en lisant la case 4 ou de continuer son chemin en case 8, et ainsi de suite. Ce cheminement, s’il peut sembler complexe ainsi présenté, se révèle bien plus fluide que celui d’un Livre dont vous êtes le héros, qui implique de tourner les pages jusqu’à tomber sur le paragraphe demandé. Il s’agit pour le coup d’une véritable expérience interactive et ludique qui refaçonne les codes traditionnels de la bande dessinée pour laisser au lecteur de véritables choix et lui proposer une narration multiple.
Dans le même genre, on pourra aussi saluer divers travaux oubapiens tels que les plurilectures ou les pliages (lisez bien les instructions en haut de la planche et passer le curseur au centre de celle-ci pour observer le résultat, évidemment, c’est encore plus impressionnant sur papier) d’Etienne Lecroart ou encore les deux volumes des Trois Chemins de Lewis Trondheim et Sergio Garcia qui proposent de suivre au choix et au fil des pages l’un des trois protagonistes et de profiter de leurs rencontres fortuites pour sauter d’un chemin à l’autre et découvrir de nouvelles histoires.
La bande dessinée interactive, c’est peut-être une histoire de navigation. Ou plutôt devrait-on dire une histoire de navigateur. Oui, il s’agit bien ici d’un retour à la bande dessinée numérique écartée plus haut, mais si la bande dessinée numérique en générale n’est pas interactive, rien n’empêche que quelques unes de ses productions le soient. Ce pourrait bien être le cas de Prise de Tête, expérimentation de Tony conçue pour appuyer son mémoire. Tout comme l’exemple de Chicou-Chicou donné précédemment (et il y en a d’autres), Prise de Tête emploie à son compte les spécificités du numérique. Clics et scrolling sont donc des éléments narratifs à part entière dans cette bande dessinée qui confine à l’abstrait : scrolling ascendant pour un exercice d’escalade, scrolling descendant pour une chute...Mais Tony ne s’arrête pas là, et toutes les spécificités du navigateurs, de la page CSS sont utilisées pour accompagner le récit : calques, mouseover, glisser-déposer, cases qui deviennent popups, image unique qui devient séquentielle... Au final, Prise de tête ressemble plus à une série d’exercices de styles, à un catalogue de procédés interactifs plus qu’à un récit de bande dessinée, mais peu importe, il ouvre quantité de portes vers ce qui pourrait un jour être sans conteste qualifié de bande dessinée interactive, parce que le lecteur y est également auteur, il construit le récit à sa guise sans pourtant que le moindre choix narratif ne lui soit proposé. Il ne s’agit plus en fait de narration, mais de composition de la page, essence même de la bande dessinée. Prise de Tête est une bande dessinée interactive purement formelle.
La bande dessinée interactive, c’est peut-être un jeu vidéo. Enfin, on y vient ! Cette possibilité est souvent rejetée par les défenseurs de la bande dessinée interactive, dans son article Des clics et du sens sur du9 , Tony écrira lui-même « la bande dessinée interactive court elle aussi le risque de basculer dans un autre médium, le jeu vidéo. ». Mais pourquoi parler de risque ? La bande dessinée a peut-être de grandes leçons à tirer du jeu vidéo (et vice-versa). Certes, on comprendra que le risque est avant tout sémantique : en se frottant de trop près à ce dernier, la bande dessinée interactive pourrait finir par se faire appeler jeu vidéo elle-même. Le paradoxe, c’est que côté joueur, on rechignera à nommer jeu vidéo une expérience un peu trop narrative qui manque de conditions de victoire/défaite. Et si les deux camps se mettaient juste d’accord pour nommer cet espace un peu flou bande dessinée interactive ?
Prenons l’exemple des visual novels : une succession d’écrans, souvent immobiles dans lesquels on trouvera généralement de la narration en off et des dialogues/cheminements à choix multiple. Certes, on perd la notion de phylactère ainsi que celle de planche, mais narration, cases et ellipses les séparant sont toujours là. Ajoutez-y une lecture plurielle, à choix multiples, et vous obtenez ce qui pourrait bien être la définition même d’une bande dessinée interactive.
D’autres productions plus singulières sèment également le trouble et se pourraient bien être les meilleurs exemples de bande dessinée interactive qui puissent exister. En déplaçant objets et personnages au sein de la case, Storyteller de Daniel Benmergui (dont une première version prototype est jouable et une autre, bien plus riche, encore en production ) nous permet d’observer les conséquences dans les autres cases. Les sujet nous sont donnés, pas l’histoire, et ce sera à nous de la construire comme on monte un spectacle avec des marionnettes pré-définies. L’esprit de la bande dessinée est bien présent, puisqu’ici tout réside dans l’espace inter-iconique. C’est dans cette espace que l’histoire se construit, les cases n’étant que des balises indicative : situation initiale, acmé, situation finale. L’interactivité étant le moteur même de Storyteller, il ne fait alors aucun doute qu’il s’agit d’une bande dessinée interactive exploitant la séquentialité de moment à moment définie par Scott McCloud.
D’autre part, « ! » de Ben Chandler va plutôt s’intéresser à une une séquentialité de scène à scène. Les cases ne représentent plus un même lieu à différents moments dans le temps, mais un même moment dans six lieux différents. Il s’agit là d’un simple jeu d’aventure point & click mais son découpage le rapproche immanquablement de la bande dessinée. « ! » ne se lit pas, il se joue mais l’espace inter-iconique y a tout de même son rôle elliptique, le personnage principal passant par lui pour naviguer d’une case à l’autre. Les codes de la bande dessinée et ceux du point & click sont donc mélangés pour aboutir à cette création bâtarde qui, une fois encore, se révèle bien difficile à classer.
Alors, plutôt que de laisser toutes ces ingénieuses productions le cul entre deux chaises, pourquoi ne pas leur en apporter une troisième ? Parfaitement adaptée à ces fesses incongrues et disposant d’un coussinet de prestige, la bande dessinée interactive ferait assurément un siège adéquat.
Vos commentaires
Taff # Le 31 janvier 2012 à 17:54
Article très intéressant.
J’ai ouvert tous les liens présents dans mon navigateur, reste plus qu’à lire/jouer à tout ça...
Pierre Corbinais # Le 31 janvier 2012 à 19:59
Alors tu pourras nous éclairer : Lire ou jouer finalement ? :)
Félix # Le 31 janvier 2012 à 22:50
Pierre tu es un parfait salaud !
J’étais en train d’essayer de te répondre tout ce qui m’avait assailli à la lecture de ça, jusqu’à ce que j’en arrive à Prise de Tête avant de me dire : "Tiens mais j’ai vu qu’il avait fait un article là-dessus ? Si je le lisais avant."
Et là de constater, navré, que tous mes beaux exemples et mes pensées révolutionnaires pour l’avenir du monde se déroulaient impitoyablement sous mes yeux, en beaucoup mieux synthétisées en plus
Mais tant pis, j’ajoute quand même mon grain de sel pour continuer d’embrouiller le bordel !
Comme autre exemple d’expérimentation en BD ludique il y a aussi Jimmy Corrigan de Chris Ware. La lecture de cet album, tout comme pour Morlac ou 3’, change vraiment le processus de navigation qu’on trouve habituellement en BD. Et je suis sûr qu’une discussion sur la comparaison de ces BD ressemblerait furieusement à celle sur la comparaison de 3 gameplays.
Et puis d’ailleurs pourquoi ne pas retenir le gameplay comme critère d’évaluation d’une BD ?
Morlac -> Scénario : 3, Illustrations : 2, Gameplay : 5
En considérant que le gameplay est défini par l’ensemble des règles qui régissent le jeu, certaines BD aussi sont livrées avec un manuel.
Oui bon, d’accord, peut-être parce que les expérimentations les plus marquantes qui me viennent figurent toutes dans cet article.
Pourtant, les réflexions sur les BD/livres numériques proposent une vision du livre comme simple outil de navigation.
Pour parler plus concret, le livre ne serait que la plus vieille console du monde qui continue d’exploiter encore et toujours les mêmes ressources (mêmes si de nombreux devs, de type Gutenberg, ont quand même pas mal révolutionné les technos). La BD n’est qu’un genre de jeu couramment vendu sur livre au même titre que la littérature ou les recettes de cuisine
Donc maintenant que les nouvelles technologies commencent à dissocier le support physique de son contenu, les démangeaisons pour exploiter les nouveaux gameplays possibles ne devraient pas tarder à se faire sentir (2 vidéos d’une table ronde sur le sujet en lien pour ceux qui veulent creuser).
En tout cas merci et félicitations pour ton article, il pète des culs.
Joseph BEHE # Le 14 février 2012 à 17:36
Merci pour ces articles.
La BD elle même a eu longtemps le cul entre deux (pardon) trois chaises (le texte, le dessin et la mise en scène)
Au début de la BD beaucoup de gens ont du se dire "mais faut-il lire d’abord le texte ou regarder l’image" Vous savez comme moi qu’il en reste encore 200 ans après...
Je suis convaincu qu’il existe une place entre la BD et le Jeu. Petite ou grande, immersive ou très codée, facile ou difficile, ayant une portée économique ou pas...
J’ai réalisé une petite narration pédagogique pour parler de l’hybridation. Naturellement, ma part de jeu là dedans est mince. (pour l’instant, chaque fois qu’une BD s’approche d’un jeu, les lecteurs sont en attente (avec grosses frustrations) sur les zones à cliquer ou pas. On sort du récit pour jouer à la devinette)
D’ailleurs, cette question de l’attente/frustration est très fréquente sur les dispositifs de lecture à l’écran. Un peu comme si l’on était bien impatient face à un écran que face au papier.
http://www.josephbehe.net/pages/nar...
Merci encore pour ces articles qui vont alimenter nos réflexions...
Simbad # Le 14 décembre 2012 à 14:57
Ou alors c’est ça : http://www.nawlz.com/
Axendre # Le 14 août 2016 à 13:33
Bonjour,
Je me permet de vous proposer une expérience en ligne que j’ai développé pour la bande dessinée Eden, la seconde aube que vous trouverez en suivant ce lien :
www.edenlasecondeaube.com
Je pense que cela peu apporter encore plus à cette réflexion passionante autour du numérique !
Bonne découverte.
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