12. Poisson frais

Baba Is You

B.A.-BA

Fulgurance indie du mois de mars, Baba Is You a depuis disparu des radars. C’est que le verdict est rapide à venir : "formidable et atrocement difficile". Puis, une fois que l’on a expliqué le concept avec difficulté, que l’on est resté bloqué plusieurs heures sur quelques niveaux sans progresser d’un iota, on jette l’éponge, et on passe à un autre jeu. Il y a pourtant quelque chose de fascinant derrière la syntaxe de Baba Is You : une démonstration brillante que même des mécanismes apparemment simplistes ont des répercussions inattendues. Jusqu’à nous faire rejeter aux orties notre intuition, trop malhabile dans cet environnement chaotique.

Rappelons tout de même le principe pour les retardataires : Baba Is You est un dérivé de Sokoban, c’est-à-dire un puzzle de blocs à pousser pour atteindre un but. Il y a bien sûr un twist : les règles du jeu sont également sur le plateau, formant des phrases de trois mots. WALL IS STOP indique que les murs nous bloquent ; que l’on rompe la phrase, par exemple en poussant le mot STOP, et leur propriété s’évapore : ils deviennent un décor que l’on peut traverser. En assemblant WALL IS YOU, le joueur pourra carrément contrôler les murs. Si WALL IS BABA, chaque bloc de mur se transforme soudain en un nouveau Baba, le quadrupède blanc informe du titre.

La bonne surprise — et je dois avouer que je n’y croyais pas vraiment en essayant la démo — c’est que ce gadget fonctionne et sait se maintenir tout au long du jeu. L’autre surprise, c’est qu’il fera s’arracher au joueur un paquet de cheveux. Dans la famille des puzzle games, Baba rivalise en difficulté avec Stephen’s Sausage Roll, mais compte beaucoup plus de niveaux. Au début, on peut résoudre en certains à la force brute, en essayant toutes les combinaisons ; pour la plupart, il va falloir se poser tranquillement et réfléchir de longues minutes avant de bouger.

Car Baba joue sans cesse avec notre intuition, perturbant nos habitudes vidéoludiques. Chaque niveau joue un peu plus avec les limites de ses mécaniques. Même la victoire n’efface jamais tout-à-fait l’impression d’avoir triché. Impression tout-à-fait justifiée : Baba Is You est par définition un jeu de hacking, de contournement des règles. Le paradoxe habituel : la seule règle, c’est qu’il n’y a pas de règle. S’il reste toujours plus sage que le bouillonnant Hack & Slash, toujours la référence en la matière [1], c’est pour nous fournir un jeu bien ficelé, fourni en rebondissements du début jusqu’à la fin ... pour ceux qui tiendront jusque là.

On se dit donc qu’il va falloir assouplir notre façon de penser. Mais en fait, il ne s’agit plus d’adapter notre intuition ; il faut carrément la rejeter totalement au profit d’une axiomatique tout neuve. L’intuition est un mécanisme mental habitué à sélectionner rapidement certains cheminements. En l’occurrence, c’est surtout ce qui va nous faire passer dix fois, trente fois devant une solution planquée devant notre nez, que l’on refusera de considérer. Alors qu’une recherche exhaustive pourrait y parvenir. Mais exhaustive par rapport à quoi ?

Define : PUSH

Prenons un exemple : BOX IS PUSH, la boîte peut être poussée. Intuitivement, vous voyez bien ce que ça veut dire, d’autant que ce n’est pas votre premier jeu vidéo. Tous les objets sont alignés selon une grille, pour que ce soit encore plus simple. Mais si je vous demande de définir exactement ce que PUSH veut dire, par exemple à quelqu’un qui ne comprendrait pas, c’est une autre paire de manche. BOX IS PUSH, cela veut dire que si YOU (c’est-à-dire, un élément que l’on contrôle) est en position X, que BOX est en position X+1, que la position en X+2 est libre et que j’appuie sur la bonne touche de direction, alors YOU se retrouve en X+1 et BOX en X+2. Enfin, et ça marche aussi si X+2 n’est pas libre mais contient aussi un élément PUSH-able. Ou un élément SWAP, qui permute avec celui qui le pousse. Ou un SINK, mais dans ce cas cela fait couler le BOX, sauf s’il est FLOAT bien sûr ... et ainsi de suite.

Oui, mais si le plateau affiche en même temps les règles BOX IS PUSH et BOX IS STOP, c’est-à-dire une boîte qui nous empêche de passer ? La boîte peut-elle être poussée, ou nous arrête-t-elle ? Bonne question, à laquelle les premiers niveaux répondront vite : c’est PUSH qui prévaut, la boîte peut être poussée. Et si BOX IS à la fois PUSH et SWAP ? Alors la boîte est SWAP-able avant d’être poussée. C’est-à-dire qu’il y a un ordre de priorité dans les attributs, que l’on peut noter SWAP > PUSH > STOP.

Attendez, j’allais oublier : tout ceci s’applique également si à la place d’un élément YOU se trouve un élement autonome MOVE, qui se déplace tout seul (toujours dans la direction concernée). Mais du coup, euh, si deux MOVE poussent une même BOX horizontalement et verticalement, qu’est-ce qui se passe ? Là, ça devient un peu compliqué, suivant l’ordre de résolution des éléments MOVE.

Interstices des définitions

Vous suivez toujours ? Allez, j’arrête. La démonstration est suffisante : ces quelques lourdes lignes ne font qu’esquisser une partie des règles du PUSH, une mécanique qui nous paraissait triviale. Or il faudra bien que le joueur en vienne, au moins semi-consciemment, à décortiquer ce genre de définition ; car Baba Is You joue avec leurs interstices, planque ses pièges dans l’alinéa 4 du point 12 de la mécanique du PULL ou du NEAR. Et encore, je n’ai pas parlé des règles du ALL et du EMPTY, qui étendent tout ceci aux cas limite (tous les objets, ou au contraire les cases sans objets). Ou les terribles inversions du NOT. Et d’autres surprises encore, car Baba Is You se renouvelle avec brio.

Plus le joueur avance, et plus il devra minutieusement explorer les interactions et les cas ambigüs. Dit comme ça, ça n’a pas l’air d’être bien fun. Et pourtant, on se fait attraper par le même démon qui nous donne envie de démonter un réveil ou une machine à coudre : l’envie de regarder à l’intérieur et voir comment ça fonctionne, la joie de la rétro-ingénieurie. Savoir décrypter le non-écrit derrière l’écrit. Un tableau réussi ne nous pas vraiment l’impression d’avoir vaincu un ennemi, mais d’avoir compris grâce à lui le(s) point(s) de règle qu’il nous pointait. J’exagère un peu : cela ne concerne pas tous les niveaux, mais une bonne partie, et en tout cas ceux qui sont réellement marquants. L’avantage, c’est que toutes les règles sont visibles et manipulables — à quelques rares exceptions près, spécifiquement TEXT IS PUSH ; mais même pour ceux-là, on trouvera plus tard des moyens de les enfreindre.

Coïncé quelque part dans les hauteurs d’un niveau meta — forcément —, on en vient forcément au doute : à quoi bon ? Pourquoi disséquer si méthodiquement, pratiquement à la ligne de code près, les règles d’un jeu donné ? Pourquoi s’intéresser à une implémentation arbitraire, en tout cas non-intuitive, qui sera forcément différente de celle du prochain jeu du genre ? Qu’est-ce que ça m’apporte ? Honnêtement, je ne sais plus. Même si j’en ai caressé l’idée, j’ai renoncé à terminer Baba Is You. Reste cette envie d’aller le plus loin possible, de me prouver que je suis capable d’une remise à zéro mentale ; l’occasion d’examiner ma propre plasticité face à une montagne intellectuelle d’une rare précision. Au final, en quoi en sortirai-je gagnant ? Ce qui est sûr, c’est que BABA IS WIN.

Notes

[1] Plus une expérience d’un jeu véritablement abouti, Hack & Slash commençait par nous faire changer les points de vie des bestioles, jusqu’à nous emmener vers la fin du jeu dans une immense bibliothèque — en fait une représentation de tout le code Lua du jeu, modifiable à l’envi. À partir de là, plus rien n’avait vraiment de sens.

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