10. Fonds marins

Aux sources du jeu de plateforme

Les précurseurs de Donkey Kong

Donkey Kong en 1981, Space Panic en 1980, voire Frogs en 1978, sont souvent décrits comme les premiers platformers de l’histoire. La question est évidemment anachronique (le terme « jeu de plate-forme » n’apparaît qu’à partir de 1989 dans la presse spécialisée), mais elle permet d’interroger l’émergence de titres en étonnante rupture avec les années 70. Comment passe-t-on de raquettes de tennis et de vaisseaux intergalatiques à des charpentiers bondissants ? Petit essai de généalogie d’un genre.

Frogs, version arcade

A la fin des années 70 sort dans les salles d’arcade Frogs (SEGA, 1978), qui est aujourd’hui considéré comme le plus lointain ascendant des jeux de plateforme. Il met en effet en scène un crapaud capable de sauter, sur place, sur son nénufar. Il n’est pas encore question d’esquiver des obstacles, d’atteindre une autre plateforme, ni même d’orienter son saut dans un sens ou dans l’autre. En revanche, bondir permet d’attraper les insectes en hauteur, ce qui en ferait, selon certaines lectures, l’ancêtre des jeux de plateforme, et de titres comme Donkey Kong, Super Mario Bros, ou encore Assassin’s Creed.

Cette lecture rétrospective pose toutefois un problème majeur : cette catégorie de jeux n’a pas le monopole de la fonction saut, sauf à considérer Street Fighter IV, NBA Jam ou encore Track’n Field comme des jeux de plateforme. Or, les grenouilles de Frogs passent difficilement pour les précurseurs des tirs à trois points en suspension de Scottie Pippen ou pour le vénérable maître Shaolin de Chun-Li ! Il s’agit en vérité d’un titre qui se focalise uniquement sur le timing du joueur, et aurait pu aussi bien le représenter visuellement par la langue de la grenouille qui se détend que par un bond gueule ouverte. A l’inverse, il manque aux mécanismes de Frogs une possibilité qui deviendra consubstantielle au genre de la plateforme, bien plus que le simple fait, assez commun, de pouvoir sauter : celle de chuter dans le vide.

Une érotique de la chute

Pitfall

Toute la grammaire des jeux de plateforme – l’escalade, l’élan, le saut – a pour principal moteur une érotique de la chute. Celle-ci passera d’ailleurs souvent par le recours à des artifices visuels quasi-signalétiques, les scorpions, la lave ou des pointes acérée tapissant plus tard certains sols de Pitfall (Activision, 1982), Super Mario Bros (Nintendo, 1985) ou Prince of Persia (Brøderbund, 1989). Mais dès les lointaines fondations du genre, elle peut être mise en scène par une simple pirouette figurative : un angle droit. L’astuce visuelle tient moins à la parfaite perpendicularité des deux droites qu’à l’évidence visuelle que l’une d’entre elle s’arrête, indice d’une discontinuité du sol ou d’une plate-forme, et donc d’un vide, d’un danger. Elle est, à l’écran, le point cardinal à partir duquel le règne du plein cède la place au règne du vide, et dessine ainsi le grand méchant loup du jeu de plateforme : le trou. Sans angle droit, pas de rebord, sans rebord, pas de trou, sans trou, pas de plateforme. Trouver le premier jeu de plateforme de l’histoire, c’est partir à la recherche du premier angle droit, ou du moins, du premier angle droit associé à la loi de la pesanteur.

La précision n’est pas anodine. Particularité des premières années du jeu vidéo, elles sont dominées par les jeux de conquête spatiale, et un thème futuriste qui par nature, se moque bien de la gravité. Les vaisseaux planent, les aliens volent, les rayons laser fusent, mais jamais rien ne tombe, ni n’a la moindre raison de tomber. Rien n’est ainsi plus opposé au jeu de plateforme que le jeu de tir, du moins tant que les jeux se focalisent sur les batailles de vaisseaux.

Le tableau de bord de Lunar Lander, version arcade.

Or, un genre parallèle émerge à partir de 1969, et se concrétise d’abord sur ordinateur DEC GT40 avec Lunar Lander (DEC, 1973), puis en salles d’arcade avec une réédition en images vectorielles (Atari, 1979) : la simulation d’alunissage. Aux commandes d’un vaisseau spatial, le joueur doit non pas combattre, mais réussir à atterrir en douceur sur la surface de la Lune. A défaut de mettre en scène un spationaute acrobate et des sauts à la Neil Armstrong, le logiciel innove en intégrant la force de la gravité aux mécanismes de jeu : le module d’alunissage est naturellement attiré vers le sol, mais peut s’en éloigner grâce à des poussées d’accélération.

Autre particularité séminale, il n’est possible de se poser avec succès que sur certaines portions de la surface de la Lune, celles qui sont planes, par opposition aux reliefs accidentés, synonymes de crash. Lunar Lander préfigure ainsi l’opposition entre les plateformes stables et les sols cloutés ou enflammés mortels dont se régaleront de nombreux jeux de plateforme des années 80. Les simulations d’alunissage restent toutefois encore relativement éloignées de leurs lointains descendants bondissants, en raison de leur level design fermé : la représentation du sol y étant ininterrompue, le jeu permet de s’écraser contre un flanc de montagne, mais pas de tomber dans un précipice. Il manque encore au genre des tableaux rythmés de vides.

Pong

Pendant la majeure partie des années 70, les seules esquisses de reconstitution de lois physiques associées à la possibilité de sortir de l’écran seront à chercher du côté des jeux de sport, et plus précisément des innombrables clones de Ping-Pong (Magnavox, 1972) et de Pong (Atari, 1972), avec leurs balles de tennis, de ping-pong ou de hockey qui tantôt rebondissent sur les murs, tantôt échappent au champs du jeu. Le terrain est en effet semi-ouvert. Symboliquement, il n’est pas question de chute littérale, comme dans un jeu de plateforme, mais l’utilisation du hors-champs s’avère, fondamentalement, précurseur d’un genre. Dans les deux cas, un angle droit : celui qui distingue la raquette de la sortie de terrain, celui qui distingue la plateforme d’un fossé. Qu’un élément primordial de l’action puisse sortir du cadre de l’écran et signifier l’échec du joueur se retrouvera ainsi plusieurs années plus tard dans l’idée que le joueur, en sortant du cadre de l’écran par le bas, perd symboliquement une vie.

Le vide et le plein

Les Pong-likes portent ainsi en eux l’opposition binaire entre surfaces pleines, chargées d’une fonction positive (le rebond, la stabilité), et surfaces vides, chargées d’une fonction négative (le point perdu, la chute mortelle). Mais de la même façon que le joueur n’incarne pas la balle de tennis dans un jeu de raquette, ce n’est pas la parcelle de sol qu’il dirige dans un jeu de plateforme. C’est là la grande différence fondamentale entre jeux de plateforme et Pong-like, et la raison pour laquelle leurs chemins divergeront, même avec l’introduction simultanée de personnages humains dans le cadre de jeu. Aux premiers le registre de l’action-aventure, avec focalisation interne sur le personnage principal, aux second celui de l’action-stratégie, avec focalisation externe, sur l’environnement et le décor. A l’image de Block Out/Breakdown sur Odyssey² (Magnavox, 1980), ersatz du casse-brique fondateur, Breakout (Atari, 1976), lui-même dérivé de Pong. Le joueur, avec sa raquette et la balle qui rebondit, détruit les briques dans la partie supérieure de l’écran, et fait ainsi chuter les humains retenus au dessus. Ce qui pourrait passer pour un ancêtre de la plateforme (représentation du vide, surfaces stables, vide et gravité) s’apparente en réalité à un très lointain précurseur des jeux de réflexion comme Lemmings ou Mario Vs Donkey Kong : il est moins question d’incarner un personnage acrobate que de gérer indirectement sa trajectoire en interagissant avec le décor.

Superman

En tant que tel, le jeu de plateforme n’a donc pas d’ascendant unique parmi les deux grands genres séminaux que sont le tir spatial et le jeu de raquette. Il apparaît presque soudainement, de manière semble-t-il parfaitement oblique, via un titre au héros aussi célèbre qu’au concept expérimental : Superman (Atari, 1978), sur Atari VCS. Bien qu’obscur dans son fonctionnement, et indigeste dans sa réalisation, le jeu lance plusieurs caractéristiques essentielles du genre. Tout d’abord, l’action est représentée de côté, ce qui permet d’avoir un sol en coupe. Il met ensuite principalement en scène Superman, qui vole dans le ciel de Metropolis d’un ennemi à un autre, les capturant en les touchant. Le super-héros ne se comporte pas comme le vaisseau spatial de Defender : il ne sait pas tirer, et surtout, il est soumis à la loi de la gravité, et peut perdre de l’altitude en volant. Le jeu passe alors pour un héritier hybride des jeux spatiaux et d’alunissage. Or dès le second écran, alors que le joueur incarne encore Clark Kent, le sol s’interrompt justement pour former deux angles droits face à face, thématisant ainsi dès le début de l’aventure un vide, un précipice. Superman ne va pas jusqu’à permettre au héros d’y tomber, en revanche, le fossé empêche Clark Kent d’avancer, et l’oblige à revenir d’un écran en arrière pour enfiler sa cape (sic), et revenir franchir le précipice en volant. On apprécie au passage l’ironie de la situation : ce qui pourrait être le fossé fondateur des jeux de plateforme n’est pas franchi par un saut, mais une envolée. A cet égard, Super Mario Bros 3, Super Mario World et Super Mario 64 n’inventeront rien. Cette représentation du vide et du plein, lors des deux premiers écrans et leur précipice, est essentielle. Au contraire des jeux de combat, de sport, d’aventure, de combat spatial ou encore de tir, aucun jeu de plateforme ne peut en faire l’économie. Ainsi, ce titre qui ressemblera dès le troisième écran à un jeu d’alunissage pour super-héros citadin campe, un court instant, une surface pleine qu’interrompt le vide. A l’échelle de l’histoire des jeux vidéo, Pong et Lunar Landing sont des mammifères aquatiques, et c’est Superman qui le premier, a posé ses pattes préhistoriques sur le sol de la plateforme.

Une longue prise d’élan

Heiankyo Alien

Il faut toutefois plusieurs années encore pour que le jeu vidéo en développe véritablement les attributs. Superman lui-même ne permet ni de sauter ni de tomber. En ce sens, il est aussi précurseur que préhistorique. Les trous ne deviennent un élément ludique qu’à partir de 1980, avec le jeu de stratégie Heiankyo Alien (Denki Onkyo, 1980). Initialement conçu par des étudiants de l’université de Tokyo avant d’être distribué nationalement, il s’apparente à un jeu de chasse à la Pac-Man, avec représentation de dessus et ennemis qui circulent sur tout l’écran. Mais à l’inverse du jeu de Namco, le héros ne mange pas ses adversaires, il creuse des trous à des endroits stratégiques pour les faire tomber. La représentation du vide et de la gravité sont encore très embryonnaires, et le jeu tient encore beaucoup de la stratégie et du timing. Space Panic (Universal, 1980) est souvent considéré comme le premier jeu de plateforme moderne. Il synthétise en tout cas Superman, dont il reprend la vue de côté et la gravité, Pac-Man, dont il garde l’agencement labyrinthique, et enfin Heiankyo Alien, dont il conserve l’idée d’un héros qui piège les aliens avec des trous. Mais surtout, parce qu’il est en vue de coupe, il s’oblige à incorporer des échelles pour relier les différentes étages entre eux. Loin d’être anodin, cet ajout fonde une sous-catégorie entière de jeux de plateforme, celle qui mérite d’être considérée comme leur premier véritable ancêtre commercial : les climbing games, ou jeux d’escalade.

Space Panic, le premier jeu de plateforme ?

Il se lit souvent que Donkey Kong est l’inventeur du jeu de plateforme. Intellectuellement, la question est d’emblée biaisée, puisqu’elle consiste à lire l’histoire à rebours, comme si les joueurs au début des années 80 étaient en attente de cette invention, et comme s’il pouvait faire sens d’accorder à un jeu la paternité d’une catégorie qui lui est postérieure. A sa sortie en 1981, il ne vient à personne l’idée de qualifier Donkey Kong ni de jeu révolutionnaire en général, ni de jeu de plateforme en particulier. Et pour cause : il s’insère alors dans plusieurs traditions de titres alors très en vogue, d’une part les maze games, les jeux de dédale à la Pac-Man (Namco, 1980), d’autre part les climbing games, les jeux d’escalade à la Space Panic (Nichibutsu, 1980). Vue de côté, représentation du vide, bouton de saut et chute mortelle : en 1981, tous les éléments constitutifs de Donkey Kong sont en fait déjà là. Son originalité ne sera pas de les inventer, mais de les synthétiser dans un jeu cohérent, riche et accessible. Ce n’est pas tant que Donkey Kong fut le premier jeu de plateforme de l’histoire. C’est qu’il était le meilleur jeu d’action de son temps. Certes, ce fut un grand bond pour le genre ; mais il prenait son élan depuis longtemps.

Donkey Kong
Il y a 6 Messages de forum pour "Aux sources du jeu de plateforme"
  • sseb22 Le 4 janvier 2012 à 10:59

    Merci pour cet article.
    Juste un truc : tu n’as pas des images de Frogs ?

  • sseb22 Le 4 janvier 2012 à 11:09

    Laisse tomber, je suis bigleux :o

  • sseb22 Le 4 janvier 2012 à 11:13

    Tiens, tu n’as pas mentionné Lode Runner ? Parce qu’il est trop récent (1983) ?

  • Poisan Le 4 janvier 2012 à 11:15

    Ça vaudrait le coup de faire un jour une étude sur le "trou" dans les jeux de plateforme, objet doté d’une grande puissance esthétique. Zone fondamentale de l’espace vidéoludique, il s’agit d’une sorte de hors-champ interdit : les limites du jeu, les frontières du programme et ce qui se situe au-delà, la fin du monde virtuel.

    Dans "Super Mario Bros.", Mario doit sauter par-dessus des trous récurrents. Lorsqu’il faut à sa tâche, il meurt. Que désigne ce trou ? La promesse d’une mort certaine, comme dit Indiana Jones franchissant le Saut du Lion à la fin de "La Dernière Croisade".

    Si Mario meurt en tombant dans le trou, c’est parce qu’il entre contact, à ce moment-là, avec la limite du jeu, ce qui marque la fin du programme, la frontière du monde virtuel d’avec le monde réel. C’est un être virtuel, un assemblage de pixels, il n’a pas l’autorisation de pénétrer dans notre monde. Ainsi, plutôt que de sortir par le bas de l’écran et d’apparaître dans le salon du joueur, il meurt. Incapable de changer de statut, il est tué par ce hors-champ qui reste à jamais invisible.

  • Nano Le 4 janvier 2012 à 11:20

    Poisan > J’ai une théorie un peu folle à propos du trou : Le personnage meurt parce que tomber d’une certaine hauteur ça fait mal. :)
    Dans plein de jeu, le fond du trou est tout à fait visible.. (Prince of Persia etc..).

  • Poisan Le 4 janvier 2012 à 12:23

    Oui, mais pas dans Marioooooo.
    D’ailleurs dans SM Galaxy, bien qu’on soit en permanence entouré de vide sidéral, quand on tombe c’est pour être aspiré par un trou noir. En quelque sorte, le trou n’est plus un vide abstrait, invisible. L’origine du danger est enfin représenté.

    Sinon, j’avoue que la métaphore de la frontière entre virtuel et réel est du délire total, mais j’aime bien l’idée quand même. ;-)

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