Pour 99% des joueurs, la sortie de Runabout 3 Neo Age fut certainement l’un des événements les plus insignifiants de 2003, pour ne pas dire l’un des plus inaperçus. Pour 99% des testeurs, ce fut un moment de détente qui leur permit, après constat de la qualité objective du jeu, d’administrer notations de cancre et sapes assassines. Alors que la sixième génération de machines venait de proposer des jeux tels que Shenmue, GTA 3, Ico ou Metal Gear Solid 2, il n’y avait visiblement aucune raison de s’attarder sur un simple jeu de course-action à mille lieues de standards techniques et ludiques alors en pleine ascension.
Cependant, les œuvres précitées ne se préoccupaient pas tant de rehausser leur niveau de production pour être tamponnées AAA, que d’assouvir un besoin d’expression dépassant la fonction originelle du jeu vidéo. Ces volontés furent vite repérées, permettant de tisser un courant critique décalé des schémas quantificateurs : extraire une essence, un propos plutôt que des observations factuelles et des chiffres. Si cette émergence a permis un renouvellement rédactionnel appréciable, deux questions restent en suspens : comment aborder des jeux dénués de toute finalité extra-ludique, des titres qui n’ont rien à dire ? Et comment s’y prendre lorsque ce néant est affreusement mal exprimé ?
Scortchwaska
Runabout 3 entre pleinement dans cette double catégorie. Énième rejeton d’un sous-genre qui n’a jamais su — à de très rares exceptions près— s’imposer, il ne fait aucun effort scénaristique, à l’opposé de son prédécesseur Super Runabout sur Dreamcast, qui essayait très maladroitement de raconter une histoire. Le joueur se contentera donc d’incarner un coursier automobile new yorkais, qui accomplira différentes tâches sans lien entre elles, allant de la récupération d’objets précieux à la filature en passant par la promenade à moto avec sa copine. Mais outre la limite de temps et le trafic, deux obstacles majeurs se dressent face à l’exécution des missions du jeu.
Premièrement, le moteur physique des véhicules redéfinit à lui seul la notion d’inertie, avec une direction louvoyante, des distances de freinage immenses, des dérapages interminables, des voitures qui glissent nonchalamment sur des dizaines de mètres pour peu qu’on les entraîne après les avoir violemment percutées, ou des tonneaux qui n’en finissent pas. Deuxièmement, la réalisation est noyée dans un Panthalassa de déficiences techniques : frame-rate souffreteux, sensations de vitesse faiblardes, décors ternes, textures grossières au possible, animations ridicules des piétons, clipping important, sans oublier quelques jolis bugs d’affichage.
Inutile d’en rajouter. A eux seuls, ces deux énormes griefs n’auront aucun mal à faire baisser les bras des plus téméraires, lesquels s’empresseront d’abréger les souffrances d’une Playstation 2 qui n’avait rien demandé de tel. Puis, contemplant le DVD tout juste retiré, ils s’abstiendront de tout effort analytique pour brandir leur panoplie de métaphores usées, reléguant la galette au rang de « frisbee » ou de « dessous de verre ». Pourtant, par-delà sa médiocrité objective, Runabout 3 sécrète un message qui dépasse le cadre du décorticage formel, un propos véritablement fondamental car il distingue le nanar, le jeu amusant malgré ses tares gargantuesques, du navet sans âme : n’avoir rien à dire et le dire mal ne privent pas du droit à la vie.
La fureur de vivre
Et cette envie d’exister, Runabout 3 la vocifère sans retenue. Son contexte sonore, rare qualité surnageant au sein de ses exécrables valeurs de production, déborde d’une énergie communicative. Le rock frénétique et enlevé des Surf Coasters, groupe intimement lié à la série, fait merveille et rentre en parfaite osmose avec les différentes bruitages : une vitre brisée pour chaque validation d’option, un "hoo yeah !" au chargement d’un niveau, un "Let’s go out and kick some butt !" lors du démarrage de certaines missions, des piétons et des chiens qui s’affolent, des "yahoo" à chaque saut, sans oublier le "boum" des explosions et des collisions. Les moteurs sont nasillards ? Peu importe tant qu’ils font du bruit. C’est donc un joyeux tintamarre qui donne de la voix sans complexe, ignorant totalement les lacunes supposées tuer le plaisir de jeu, et traduisant parfaitement ce qui se passe à l’écran.
On touche alors à l’autre facette du cri du cœur poussé par le titre de Climax Entertainment. Les missions sont l’occasion de situations qui laissent pantois : les accidents, encouragés car générateurs de points, révèlent le caractère paradoxalement avenant d’une physique pataude. Quelques tremplins sont éparpillés ça et là en plein milieu de la rue sans le moindre souci de crédibilité, essentiellement pour faire des sauts qui augmenteront le score. Et que dire de cette mission permettant de prendre le volant d’un bus ou d’un tank pour descendre tranquillement dans le métro de New York, afin de prendre en filature une femme qui ne se doutera de rien tant que l’on se tient à plus de dix mètres de distance d’elle ? C’est lent. Poussif. Presque léthargique. Mais la chose fascine tellement par son incongruité, son unicité, son surréalisme qu’on en redemande.
Voilà pourquoi Runabout 3, sous ses airs de boiteux misérable condamné aux oubliettes dès sa commercialisation, dégage un fun insoupçonné, une personnalité peu commune, et un enthousiasme exacerbé que nombre de jeux plus efficaces, bien mieux finis et confortablement à l’abri des jugements lapidaires sont incapables de transmettre. Qu’importe les faiblesses, aussi considérables soient-elles : le jeu les prend à bras-le-corps et fait avec. L’ensemble qui en résulte flirte avec les extrêmes, à la fois anarchique et anémique, grotesque et réjouissant. Runabout 3 est vide de sens, n’est mû par aucune volonté artistique, et ne parvient même pas à exprimer avec élégance l’inexistence de ses idées. Mais il hurle sa fureur de vivre avec un jusqu’au-boutisme extraordinaire.
Là où les daubes les plus navrantes semblent s’excuser de leur naissance, se demandant ce qu’elles font dans le lecteur optique de la machine contrainte de les faire tourner malgré elle, le jeu de Climax Entertainment ne se pose aucune question de la sorte. Il somme la Playstation 2 d’exécuter sans relâche son mot d’ordre, le seul qu’il puisse brailler, l’unique attitude que l’on puisse adopter lorsque l’on est désigné comme un mouton noir ou un irrécupérable qui ne rentrera jamais dans le moule : se foutre de tout et de tout le monde. Rien d’aussi vivifiant, pas même une pluie bretonne.
Vos commentaires
Laurent # Le 5 novembre 2011 à 11:14
Bravo pour cet article qui m’a presque ému sur la fin, tant tu parviens à rendre sympathique ce qui semble tout de même être un bel étron ^^
Alexis Bross # Le 5 novembre 2011 à 16:29
J’aurais bien aimé jouer le moment totalement surréaliste de la filature en char d’assaut !
Simon Génessier # Le 6 novembre 2011 à 14:12
Très simplement : merci.
Martin Lefebvre # Le 7 novembre 2011 à 18:43
Tu penses que c’est encore jouable (et trouvable) aujourd’hui ? J’aime beaucoup le principe du jeu, mais je me demande si je serais capable de rejouer à un jeu début PS2 avec tout ce que j’ai sur les bras...
Sinon que fait le dév de nos jours ?
Simon Génessier # Le 7 novembre 2011 à 20:39
Le jeu se déniche à des tarifs ridicules sur Ebay UK. Je m’étais refait deux ou trois missions récemment et j’ai plutôt bien rigolé, mais il faut vraiment garder à l’esprit que la jouabilité est vraiment hardcore (même si je ne qualifierais pas ça d’injouable à quelques bagnoles près, c’est surtout pachydermique). Je préfère ça à la conduite de Deadly Premonition perso. Je me souviens d’un pushien qui résumait Super Runabout très simplement : c’est mauvais mais marrant. Essaye à la rigueur ce dernier en premier lieu, et tente ensuite Runabout 3 si ça passe.
Climax Entertainment continue de faire des jeux, ils ont fait pas mal de choses sur DS, mais je ne crois pas que ce soit sorti du Japon.
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