Cela fait déjà plusieurs mois que j’ai entamé mon dossier "autour" du GamerGate, et contrairement à mon habitude, je tenais absolument à conclure celui-là. Pas parce que le GamerGate s’est éteint (ce n’est pas le cas), pas forcément parce qu’il se poursuit, ni même parce qu’il a pris des proportions complètement démesurées. Mais parce qu’il m’a donné l’occasion d’écrire sur mon rapport au concept de "gamer" et à la "communauté". Pourquoi je m’étais reconnu dedans, au point d’en faire une question identitaire, presque une question de foi (le mot n’est pas trop fort : dans ma naïveté, j’avais foi en cette communauté, je considérais les autres "gamers" comme mes frères, mes coreligionnaires, et en les perdant, j’ai eu l’impression de perdre une partie de moi-même). Comment ma "foi" a vacillé, au point de se dissoudre dans la honte, face à la haine rageuse et aveugle d’une partie de la "communauté". Comment cette honte a évolué en amertume et en dégoût quand j’ai constaté que leur haine se retournait cette fois contre "les nôtres", prélude à la guerre civile dans laquelle nous sommes englués aujourd’hui.
En ce sens, le GamerGate a représenté à la fois la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, le stade terminal du pourrissement de la situation, et l’impulsion qu’il me fallait pour écrire sur ce sujet qui me tenait à coeur depuis plusieurs années.
Indifférence à la violence, ou violence de l’indifférence
Il est vrai que depuis que j’ai commencé à écrire sur le jeu vidéo, et jusqu’à une date récente, mon sujet de prédilection était la violence vidéoludique, et tout ce qu’elle pouvait charrier comme polémiques et détracteurs. Je voulais comprendre ce qui se passait, d’où venaient les critiques extérieures, et surtout, avant tout, pourquoi nos réactions à ces critiques étaient aussi violentes. C’était quelque chose que je voulais être capable d’expliquer à mes amis et correspondants non-joueurs (ainsi qu’à moi-même, accessoirement). S’il fallait donner une raison, une seule, pour laquelle je me suis mis à écrire et à me documenter sur le jeu vidéo, c’est bien celle-là (et elle sera évidemment traitée dans un dossier à part).
Toutefois, en l’espace de quelques années, il s’est opéré un glissement. D’un côté, on l’a vu, les réactions des joueurs (ou de certains d’entre eux) étaient de plus en plus violentes, haineuses, disproportionnées. De l’autre, paradoxalement, les critiques extérieures contre notre loisir se sont réduites à peau de chagrin, surtout à partir de l’année 2011, sur laquelle j’étais revenu en détail dans un autre article. Tous les éléments étaient en place pour avoir une cabale digne de la tuerie de Columbine ou de "l’affaire Hot Coffee", mais le feu n’a jamais pris. Et surtout, il n’a jamais REpris. Après 15 ans de polémiques stériles, on en est arrivé à un point où tout le monde s’en fout (ou presque).
On pourrait en déduire vulgairement que "le jeu vidéo a gagné", au moins provisoirement car on n’est jamais à l’abri d’un nouvel embrasement. Ce qu’on peut dire en tout cas, c’est que le combat s’est interrompu faute de combattants motivés pour le poursuivre. Une victoire par forfait, en quelque sorte. Quoi qu’il en soit, il n’y a plus besoin de défendre ce qui, depuis longtemps, n’est plus réellement attaqué ni menacé.
Autrement dit, l’un des aspects fondateurs et justificateurs de "l’identité gamer" a disparu.
Être ou ne pas être (gamer)
De là à dire que "l’identité gamer" elle-même ne se justifiait plus, et que le concept de "gamer" était condamné à l’obsolescence, il y avait un pas. Ce pas, une partie de la presse vidéoludique l’a allègrement franchi en août dernier, à commencer par Leigh Alexander dans son article qui a mis le feu aux poudres. Certes, le "gamer" pour lequel elle sonnait le glas n’était pas tant le défenseur militant du jeu vidéo que l’adolescent mâle (blanc, hétéro...) qui avait fini par constituer le coeur de cible quasi-unique du marché. Mais les deux allaient de pair, puisque si elle a décidé de jeter les "straight male gamers" avec l’eau du bain, c’était à cause de la manière dont certains d’entre eux ont défendu leur identité (supposément) menacée. A savoir par le lynchage, les insultes, les menaces et toutes les formes possibles d’intimidation. C’est à cause de ce comportement, dont j’ai observé l’inquiétante évolution au fil des ans, que le "gamer" en moi est mort. C’est pour cette raison que je me suis reconnu dans les articles sur la "fin du gamer" ou sur la "mort d’une identité". Et ce sont ces articles qui, in fine, m’ont poussé à entamer l’écriture de ce dossier, alors que les campagnes de haine contre Zoe Quinn et Anita Sarkeesian ne suffisaient pas à me motiver.
Certes, j’en avais entendu parler. Certes, j’avais à nouveau honte. Mais je n’y voyais rien de "nouveau". A la rigueur, on pouvait dire qu’un nouveau palier avait été franchi dans la bassesse et l’intolérance, mais ce n’était pas suffisant pour que je me mette à écrire dessus. Comme je l’ai expliqué en avant-propos de ce dossier, il était inutile de "refaire le match" sur Zoe Quinn et Anita Sarkeesian, d’autant que d’autres, déjà cités, l’avaient fait bien mieux que moi. Et surtout, que pouvais-je apporter de plus par rapport à ce que j’avais déjà dit sur le réflexe de meute de mes congénères, leur tentation du lynchage permanent, leur besoin obsessionnel de se trouver une figure diabolique, à l’époque où les cibles s’appelaient Jennifer Hepler ou Natacha Polony ? (déjà qu’on me reprochait de tourner en rond...) En elles-mêmes, ces "affaires" n’étaient que les répétitions, en pire, de ce qui s’était déjà produit auparavant. Et le ressentiment, les réflexes à l’origine de ces campagnes de haine, avaient déjà été documentés, y compris dans d’autres domaines que le jeu vidéo.
En revanche, les articles qu’on a regroupés (pas forcément à propos) dans la catégorie "gamers are dead" représentaient un bon point de départ pour un dossier comme le mien. En effet, il s’agissait d’une exaspération qui couvait depuis des années, qui allait en s’accroissant, et qui a fini par aboutir sur un coup de gueule général. D’autant qu’on pouvait se permettre de sermonner son lectorat étant donné que la menace extérieure avait disparu. On était entre nous, donc on pouvait se dire les choses franchement, quitte à forcer un peu le trait et verser dans la mauvaise foi. Après tout, le débat interne a toujours existé, et il a souvent été vif. "Le jeu vidéo est con", c’est "un loisir de débiles", l’industrie "est probablement la pire nécrose du divertissement moderne", la presse vidéoludique est "un milieu consanguin et dégueulasse", la Paris Games Week est un "zoo", "les joueurs ça pue, c’est difforme et ça n’a aucun humour", ils ont une mentalité de "citadelle assiégée", et j’en passe... (on ne parlera pas de la réputation effroyable des joueurs de WoW, de LoL ou de "Call of Brebis" à l’intérieur même de la "communauté") Tout ça, je l’ai entendu dans la bouche de mes congénères, qu’ils soient blogueurs, journalistes spécialisés, modérateurs de forums vidéoludiques ou "simples" joueurs et utilisateurs. Le camarade Pierre Gaultier m’avait même expliqué il y a quelques années :
« Tu vois Shane, à force de bouffer du jeu vidéo depuis vingt ans, j’ai fini par rejoindre bon nombre de positions des anti dont tu parles, donc je ne ressens pas du tout le besoin d’essayer de les contredire. La bêtise des accusations adressées à l’industrie du jeu vidéo ne doit pas l’empêcher de se livrer à une auto-critique. L’usage de la violence dans les jeux, par exemple, s’avère souvent complaisant, de même que la manière dont des éditeurs comme Rockstar la mettent délibérément en avant pour créer le scandale et promouvoir leurs produits. Plus largement, on peut déplorer que les superproductions ne profitent pas du large impact qu’elles génèrent sur des millions de joueurs pour aborder des thèmes plus enrichissants. Si le jeu vidéo se frottait plus souvent à de tels sujets (s’il était moins CON quoi), il susciterait sans doute moins de critiques. »
A présent que Jack Thompson avait été neutralisé, que Familles de France n’était plus qu’un mauvais souvenir, que la menace d’une législation avait été durablement écartée par la Cour Suprême, et que les grandes polémiques avaient disparu (ne laissant place qu’à de vagues escarmouches sans lendemain), il n’y avait plus à craindre de désespérer Billancourt... d’autant que cette fois, c’était Billancourt qui était devenu désespérant. Au point de dégoûter y compris jusqu’à ses plus fervents défenseurs et représentants. Car l’avis de décès de "l’identité gamer" venait des principaux organes de la presse vidéoludique (ainsi que d’une partie des développeurs). Ils avaient déjà été quasi-unanimes dans leur condamnation du lynchage de Jennifer Hepler et des sorties d’Aris Bakhtanians deux ans plus tôt. Mais le ton était encore monté d’un cran, car cette fois, ils condamnaient non seulement la campagne de haine contre Zoe Quinn et Anita Sarkeesian, mais aussi "l’identité gamer" que ces deux dernières étaient accusées de mettre en péril. Le problème ne venait plus de certains "gardiens du temple gamer" trop zélés, ni même de la mentalité de gardien : c’était le temple lui-même qui était menacé par la ruine et la putréfaction, à force d’être resté fermé trop longtemps.
Je me disais donc que si des acteurs aussi importants du monde du jeu vidéo se retournaient aussi ouvertement contre une partie de leur audience, cela servirait d’électrochoc, aussi bien pour les instigateurs que pour les suiveurs ou les témoins de cette campagne de haine.
Assurément, l’électrochoc s’est produit, la coupe a débordé, la réaction a eu lieu. Mais pas dans le sens escompté.
Guerre de Sécession
En effet, voilà gens qui des années durant, ont toujours été nos nos porte-voix, nos champions. Ils nous ont ouvert leurs colonnes quand la presse généraliste ne nous laissait pas la parole et ignorait notre existence. Ils se sont fait ridiculiser, malmener, conspuer, marginaliser pour avoir voulu défendre le jeu vidéo dans des parodies de "débats" télévisés. Ils se sont fait insulter et même menacer quand les projecteurs ont été éteints. Ils nous ont souvent couverts, ou au moins compris, quand nous attaquions trop violemment nos opposants. Et voilà que tout d’un coup, ces personnes s’exclament en choeur : Stop ! ça suffit, trop c’est trop, sur ce coup-là vous êtes indéfendables, vous n’aurez pas notre soutien. Pire, ces personnes en profitent pour clamer : On ne veut pas vous défendre parce qu’en fait on ne veut plus rien à voir à faire avec vous, on en a assez, vous nous faites honte, vous êtes morts pour nous. Bref, "Gamers are over", ont-ils dit. "Gamers are dead", ont compris les personnes visées. Car il y avait au moins deux manières de réagir.
La première réaction, celle qui était espérée, était de se dire : Si même ces gens, qui nous ont toujours représentés et défendus, refusent à présent de le faire, c’est que nous sommes réellement indéfendables. Nous faisons du mal à notre propre communauté, et nous risquons de nous retrouver seuls, abandonnés de tous. Arrêtons tant qu’il est encore temps.
Mais une deuxième réaction était de se dire : « Nous comptions sur ces gens pour nous informer, nous défendre, et voilà que non seulement ils se vendent à l’industrie (cf. le DoritosGate), mais en plus ils se retournent contre nous, leur propre lectorat. Nous les faisons vivre depuis des années, et ils veulent désormais se passer de nous. Ils veulent nous remplacer, nous, leur public historique, par une autre audience plus malléable, moins passionnée, plus "casual" et "grand public", plus sensible à une certaine idéologie. En se laissant corrompre, ils se sont coupés de leur base. Ils ont cessé de nous représenter, ils ne sont plus dans notre camp, ce sont des traîtres. Ils sont devenus nos ennemis, encore pires que les précédents, et plus dangereux, parce que cette fois la menace vient de l’intérieur. Elle vise un changement d’audience, de fanbase, de marché. Et pour cela, elle doit être éradiquée en priorité. »
On peut aisément deviner laquelle des deux réactions a été privilégiée par le GamerGate. Laquelle a véritablement lancé le mouvement. Laquelle a servi de justification à la croisade qui a été lancée contre les "Social Justice Warriors" et qui se poursuit encore aujourd’hui. Laquelle permet d’expliquer pourquoi ces derniers sont considérés comme des ennemis encore plus dangereux que les "anti-jeux vidéo" d’hier (Jack Thompson, Familles de France et tutti quanti). Pourquoi, à ce titre, ils sont condamnés, combattus, pourchassés, traqués avec une telle violence, avec une telle hargne. Pourquoi cette hargne implacable, cette rage vengeresse, ce zèle éradicateur, les frappe eux spécifiquement et pas nos "ennemis historiques" (lesquels finissent par apparaître plus sympathiques aux yeux de certains partisans du GamerGate). Les guerres civiles font partie des guerres les plus sales et les plus destructrices. L’une des raisons étant justement la perception d’une menace intérieure qui plane sur la communauté, et met en péril son identité profonde.
Nous y reviendrons en détail dans la suite de ce dossier.
Cet article a été initialement publié sur Gaming Since 198x.
Vos commentaires
Mrjmad # Le 4 juin 2015 à 10:49
Bon ben j’aime toujours autant lire ta prose ... Si je prend (je crois pour la première fois) ma plume virtuel pour laisser un mot ici, ce n’est malheureusement pas pour faire avancer la discussion.
Mais pour remonter une faute de typo ici : "Je me disais donc que si des acteurs aussi importants du monde du jeu vidéo se retournaient se retournaient aussi ouvertement contre une partie de leur audience," Il me semble qu’il y a une fois de trop ’se retournaient’.
Voila, commentaire bien entendu supprimable dés que devenu inutile (Mais continue à écrire des trucs aussi bien, j’aime beaucoup lire tes articles fleuves ! )
Laurent Braud # Le 4 juin 2015 à 11:46
Corrigé, merci.
Oyoyo # Le 4 juin 2015 à 12:53
Content de te relire sur le sujet, car je me retrouve totalement dans le chemin intellectuel que tu décris. Je tique un peu sur la façon dont tu dépeins la condamnation des excès des gamers par la presse JV. Tu la décris comme quasi-unanime, moi j’ai plutôt l’impression qu’elle est plutôt le fait de certains organes emblématiques. Mais avec pas mal d’autres qui préfèrent ne pas se mouiller ou qui vont dans le sens du vent. Mais je parle aussi en gardant en tête le milieux français, je suppose que tu te place plus sur la presse anglo-saxonne.
levieuxtoby # Le 4 juin 2015 à 16:28
À lire tout le dossier, ma première réaction c’est l’incompréhension (je m’explique). Je me suis jamais vraiment considéré comme un gamer, mais j’ai toujours trouvé que c’était une mauvaise foi et un défouloir utile pour des gens qui ne connaissent pas le jeu vidéo de l’attaquer (peu importe le prétexte, ils sont tous bons et quand bien même la question posée est légitime, elle est pervertie par une pétition de principe à l’encontre du jeu vidéo). Merci pour le décryptage fourni par ce dossier, d’ailleurs.
Mon incompréhension vient du fait que toute choquante que soit la (re)découverte de la philosophie d’une partie des joueurs (on aurait, au reste, pu ne pas supposer que les joueurs aient toujours formé un ensemble homogène), pourquoi déserter le terrain ? Mon réflexe quand je vois les réactions des figures de proue du mouvement GamerGate, c’est de me revendiquer gamer, de faire entendre des voix divergentes de celles qui crient le plus fort, bref, d’occuper le terrain. Se désolidariser du terme, ne plus l’assumer à cause de cette fraction de ce groupe, c’est à coup sûr s’assurer qu’il ne recouvre plus que ladite fraction.
Jean Louis # Le 5 juin 2015 à 00:40
Bonjour,
je suis ancien joueur, j’ai été pris d’une intense passion pour les jeux vidéos à une époque où la production et la diffusion était pour le moins limitée en comparaison de ce qui se passe aujourd’hui (c’était disons entre 1985 et 1995), de sorte que le terme de communauté pouvait avoir un sens dans la mesure où le peu de titre et de plateformes différentes reliait forcément les joueurs entre eux de par leurs expériences communes. Et comme de juste, c’est au moment où la chose était la plus évidente qu’elle était le moins revendiquée.
Aujourd’hui il me semble que le terme de "communauté" ne peut s’appliquer qu’à des adeptes d’un type de jeu particulier qui partage la marque cognitive du gameplay ainsi que le jargon qui l’accompagne. En effet, qu’est-ce que peuvent bien avoir à se dire des personnes qui, l’une s’immerge dans World Of Warcraft, l’autre s’investit sérieusement dans star craft 2, ou encore un monomaniaque du frag en ligne façon call of duty ou battle field, un rétro gamer attaché viscéralement aux franchises nintendo etc. bref, je caricature peut-être mais, j’ai l’impression qu’à part le type de jeux auxquels les gens jouent pour passer le temps dans les transports en commun, il n’y a pas grand chose de fédérateur dans ce qu’est devenu ce que vous qualifiez communauté, et que, pour ma part, vous l’aurez compris, j’appréhende plus comme un agrégat d’amateurs consommateurs tout à fait disparates, à l’image, au reste, de ce que deviennent les sociétés occidentales où les valeurs communes, le sens communs se réduit à peau de chagrin à la faveur d’une espèce d’impératif de spécialisation pour se montrer compétitif jusque dans les loisirs les plus anodins, tout comme des technologies qui optimisent les rapprochements sur le plus petit dénominateur commun.
peut-être que l’idée d’une communauté d’expérience vidéoludique s’applique le mieux aux "casuals" finalement, à ceux qui se contentent de picorer de ci de là, et qui ont sans doute tendance à se retrouver sur les mêmes titres. Quand les "hardcore" n’ont en commun que l’intensité de l’investissement.
mais au delà de mon scepticisme quant à cette idée de communauté de joueurs, j’aurais aimé recueillir le témoignage de personnes qui gravitent autour de merlantfrit : où trouvez-vous le temps pour mêler vie professionnelle, vie de famille, se ménager du temps de lecture, rediger des pavés érudits ET jouer à des jeux vidéos qui, mine de rien, me semblent être plus nombreux donc, mais aussi, en moyenne plus complexes et chronophages en comparaison de ce que j’ai connu.
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