12. Poisson frais

Night Call

Animal Nocturne

Pour quiconque est habitué à conduire dans Paris la nuit, les premières images de Night Call font remonter en quelques plans d’un noir et blanc classieux une série de souvenirs quotidiens : métro aérien, Tour Eiffel sur fond de pluie, lumières du périph’ qui se reflètent dans le rétro. L’effet produit est frappant, tant il est rare qu’un jeu vidéo renvoie le joueur à son expérience personnelle. Mais le réel n’est pas simple à mettre en scène, encore moins à contraindre à la structure d’un jeu vidéo. Et s’il offre à Night Call ses plus beaux moments, il s’avère parfois être son principal ennemi.

Anthony Jauneaud, qui a participé au développement du jeu, a publié beaucoup de beaux textes sur Merlanfrit. On le salue au passage.

S’étant remis d’une agression qui l’a plongé dans le coma quelques mois plus tôt, Houssine reprend enfin le volant de son taxi de nuit. Sur une carte de Paris apparaissent les visages de potentiels clients. Houssine en choisit un, le fait monter, l’amène à destination. Sur le chemin, le client parle. De ses problèmes, de notre monde, de lui. Lorsqu’il descend, Houssine en choisit un autre, et ainsi de suite jusqu’au bout de la nuit. Vient alors le moment de faire les comptes, de l’argent gagné mais surtout des indices glanés sur son agresseur : un tueur en série qui terrorise Paris, et sur lequel une policière sadique force le chauffeur à enquêter le temps d’une semaine de travail.

Passé le premier contact, il ne faut pas longtemps au joueur pour se rendre compte du manque de profondeur des mécaniques de gestion du taxi, ou de la fragilité de l’enquête, dont les indices sont dispersés au petit bonheur la chance. Il est certes possible de regretter la pauvreté relative de ces éléments : avec un dispositif visuel proche, Paper Please parvenait à tenir le joueur en haleine avec ses mécaniques bureaucratiques tout en développant de belles intrigues. Mais ce serait faire à Night Call un faux procès, tant on sent rapidement que le cœur du jeu n’est pas là. L’enquête, et la gestion du taxi ne sont que des prétextes. Des rajouts qui visent respectivement à attiser la curiosité du joueur et faire de Night Call autre chose qu’un visual novel.

On aurait pu s’en douter, car le principe même de développer un jeu de taxi sans donner au joueur le contrôle du volant suggère que l’essentiel ne se trouve pas à l’extérieur de la voiture, mais bien à l’intérieur de l’habitacle. Plus précisément sur la banquette arrière où défilent les clients du taxi, déballant chacun leur histoire. Il est possible de réagir, de les relancer ou de leur fermer le clapet. Mais le plus clair du temps, il s’agit de se taire et d’écouter. Night Call devient alors une expérience zen, un moment de lâcher prise, où l’on navigue d’une histoire à l’autre, content de retrouver un visage familier, ou intrigué par un personnage qui sort de l’ordinaire.

La traversée de Paris

C’est donc dans un second temps, alors que les passagers se succèdent dans le taxi, que l’on prend conscience du soin apporté à leur écriture. C’est d’eux que sont partis les développeurs. Tout le reste — gestion de l’essence, des frais, enquête policière — est arrivé après, pour meubler le quotidien d’un chauffeur recueillant les confessions de ses passagers. Et de ce point de vue, Night Call est une belle réussite.

A quelques exceptions près, les personnages appartiennent à la frange la plus riche du pays. C’est logique : structurellement, la nuit les pauvres prennent le Noctilien. Mais, malgré leur homogénéité sociale, les clients de Night Call forment un instantané de la société française. Les histoires se suivent sans se ressembler. Sensibles, touchantes, humaines, elles attisent notre curiosité. Violences familiales, sexisme, racisme, PMA, désir de changement, précarité, solitude, angoisses existentielles sont abordées le temps d’un trajet. Et si l’on aimerait bien parfois que cela aille plus loin, ou que l’orientation politique des auteurs ne transparaisse pas si clairement dans certaines thématiques [1], il faut avouer que l’écriture évite l’écueil du manichéisme et saisit avec brio les tensions qui traversent notre société.

Mais le réel est un animal capricieux. Et s’il fournit à Night Call de quoi briller, il arrive aussi qu’il se retourne contre lui. Car si un faux-pas scénaristique ne choque pas forcément dans un univers éloigné du nôtre, le joueur n’ayant pas de référentiel auquel comparer son expérience ; chaque cliché, raccourci, approximation saute aux yeux lorsque le jeu met en scène notre quotidien. L’impression de réalisme produite par les premières images de Night Call est saisissante ; mais elle se révèle à double tranchant, tant chaque fausse note brise par la suite facilement l’immersion.

Cela est souvent anecdotique ; la gestion fantaisiste des pourboires, ou la géographie approximative de la ville, qui place La Défense dans le centre de Paris et l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle dans le 19e arrondissement, ne brisent l’immersion qu’un instant. Mais d’autres entorses au réel sont plus difficiles à avaler. On a ainsi du mal à croire qu’une inspectrice se décharge de son enquête sur un chauffeur de taxi et le menace de prison à tout va, aussi pourri que puisse être le comportement de certains policiers de nos jours. Mais c’est surtout la figure du serial-killer qui détonne, si peu française qu’elle paraît importée là pour attiser la curiosité d’un public anglo-saxon. La fiction semble alors insérée grossièrement dans notre monde réel, sonnant comme une fausse note dans cet univers si parisien.

Taxi Driver

Les mécaniques liées à l’enquête ont le défaut de nous rappeler que nous sommes face à un jeu vidéo, là où tout le reste tente de nous le faire oublier. On en vient alors à regretter leur présence, tant elles vont à contresens du cœur de Night Call. En même temps il fallait bien appâter le joueur, lui fournir un fil rouge qui le tienne en haleine. On imagine alors le dilemme des développeurs face à l’artificialité d’une mécanique secondaire qui va à l’encontre de l’ensemble du jeu, et qui pourtant reste nécessaire pour séduire le chaland. On l’imagine d’autant plus qu’ils ont su si bien intriquer réalité et fiction jusque là.

Le choix graphique en est un bel exemple : le noir et blanc renvoie autant à la fable qu’à la grisaille des nuits pluvieuses parisiennes. Il s’accorde aussi bien au désir de cinéma des auteurs qu’au réel qu’ils tentent de dépeindre. C’est peut-être dans cette articulation entre réalité et fiction que résident les plus grandes qualité d’écriture de Night Call. Non pas dans la justesse de ses récits, mais surtout dans leur dramatisation. Car le réel est répétitif, rasant, bref, chiant comme la mort, et c’est un tour de force de parvenir à lui donner le relief suffisant pour qu’il nous tienne en haleine. C’est à cela qu’on voit que Night Call est bien écrit : pas tant dans ce que les personnages racontent, mais dans la manière dont ils le font, avec leurs parts d’ombres, leurs révélations, leurs surprises.

La plus belle de toutes ne se donne d’ailleurs pas de suite. C’est l’histoire dure et troublante d’Houssine, dont le passé se dévoile par touches éparses dans le miroir que forment ses passagers. On aurait aussi pu s’en douter : depuis Travis Bickle, le chauffeur de taxi de nuit est un animal ambigu au passé trouble, réflexion de la société dans laquelle il baigne. Venu pour une histoire de meurtres sans grand intérêt, resté pour écouter les drames que déroulent cette galerie de parisiens angoissés, le joueur ne comprend que tardivement que l’essentiel de Night Call se trouve là, sous ses yeux, depuis le début. A l’avant du taxi, sous les traits de ce quadragénaire maghrébin mutique qui arpente Paris la nuit comme un fantôme.

Notes

[1] Au cas où certains se poseraient encore la question : Night Call est clairement un jeu de gauche

Il y a 1 Message pour "Animal Nocturne"

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