Adelpha
En cette année 1999, un nouvel horizon se dessinait dans les rêves des joueurs. Il était alors impossible d’évaluer la distance qui nous séparait de cette nouvelle terra incognita, mais une chose était certaine : l’avenir nous y conduirait tôt ou tard. Un jour, les jeux vidéo nous ouvriraient les portes des mondes ouverts. Nous pourrions alors parcourir en toute liberté des univers vivants, cohérents, en constante évolution. Certes, nous en avions connus des embryons déjà. Mais tout restait désespérément figé en dehors des actions du joueur. La fin du siècle était génératrice d’une attente nouvelle. The Nomad Soul et Shenmue dessinaient l’avenir. Encore mal à l’aise avec cette nouvelle troisième dimension récemment conquise, des titres pionniers cherchaient à ouvrir une brèche. Dix-huit ans plus tard, Zelda : Breath of the Wild nous ramène à l’essentiel de cette époque, nous rappelant que c’est l’invitation au voyage qui enivre, et non seulement la liberté. En cela, ce Zelda est un héritier, non pas de ses prédécesseurs, mais du bien nommé car longtemps oublié Outcast.
Hors du bac à sable
Aujourd’hui, un jeu dit sandbox est évalué sur sa capacité à occuper le joueur, à le guider en douceur et avec son assentiment dans un immense espace contenant des épreuves qui n’attendent que lui. Nous suivons le plus souvent une ligne tracée sur une carte, pour nous rendre d’un point A à un point B, puis un point C, et ainsi de suite. Une constante sensation d’urgence maintenue à dessein empêche toute divagation. Les injonctions fusent : « dépêche-toi », « il est là-bas », « ne perdons pas de temps ». Se détourner du chemin tout tracé revient forcément à abandonner toute prétention de role-play.
Dans Outcast, Slade, le protagoniste, se réveille dans une chambre face à une être à priori repoussant mais bienveillant, qui s’adresse à lui dans une langue composée de termes inconnus. Se révèle alors un potentiel immense : celui de placer le joueur dans la situation de ne pas comprendre le monde qui l’entoure. Comment sortir d’ici ? Où est d’ailleurs cet ici ? La bonne question n’est pas « Que doit-on faire dans ce jeu » mais « où peut-on aller en Adelpha, cette terre dont je ne sais rien ?"
Lumières et réflexions
Les ordinateurs de l’époque du développement d’Outcast ne possédaient pas les capacités de mémoire d’aujourd’hui. Cette contrainte technique confère une première étrangeté d’ordre esthétique aux univers virtuels que nous parcourons. Les textures ne ressemblent ni à de l’herbe, ni à des roches terriennes. Elles ne sont pas des imitations de choses que nous connaissons, elles sont autre chose : des matières inconnues, des matières extraterrestres. On peut en imaginer une sensation inédite au toucher. C’est en cela que tout devient intrigant dans Outcast : la moindre teinte, le moindre relief, la moindre végétation nous sont étrangères. L’eau elle-même semble avoir une densité légèrement différente de la nôtre. Rien n’est « réaliste ». Les montagnes sont comme des excroissances plantées au milieu d’un paysage semi-physique, dessiné au moyen d’outils nouveaux. Une sorte de peinture numérique surréaliste. De la même manière que l’on revient à la beauté des pixels apparents avec la vogue du pixel-art, il se pourrait bien que l’on retrouve un jour l’envie de ces textures qui assument ce qu’elles sont : des tapisseries recouvrant un monde anguleux, flottant devant une vaste peinture d’arrière fond.
Il ne s’agit pas uniquement de la nostalgie d’une technique dépassée. En dehors de toute considération technologique, la direction artistique d’Outcast est fascinante. Tout photographe sait que l’image résulte avant tout autre chose de la lumière, et de la manière dont celle-ci frappe et glisse sur les formes. Or la lumière d’Adelpha est saisissante. Procédé coutumier du jeu vidéo, chaque région que l’on visite est baignée d’une teinte principale, qui lui est propre. Mais dans chacune d’entre elles, les ombres portées des étonnants reliefs qui se dressent ici et là modèlent des formes qui écrivent l’histoire des lieux. En l’absence de la désormais obligatoire alternance entre jour et nuit, ces décors aux lumières fixes deviennent de véritables œuvres picturales. Portées par les envolées musicales de la bande originale, elles sont empreintes d’une noblesse qui laisse sans voix.
Ainsi considérés, les paysages ne sont donc pas seulement des décors au sein desquels évoluer, ils sont un objet même du jeu, et un objet important. Les géographes considèrent qu’un espace et un territoire sont deux notions différentes. Un espace reste réduit à ses dimensions physiques tandis qu’un territoire se définit par la manière dont les êtres présents dans cet espace se l’approprient. En d’autres termes, un territoire se rapprocherait ainsi d’un « espace vécu », notion définie par le géographe Armand Frémont pour relever « comment, dans un environnement historique, culturel, social, l’homme construit sa propre réalité en articulant le fonctionnel et le symbolique et comment, dans chaque lieu, se côtoient le réel et l’imaginaire ». Ainsi, dans la région dévastée du Mogazaar, les ouvriers que l’on interroge racontent que les montagnes d’aujourd’hui dessinent les contours des mines qui se sont effondrées au fil des années. Les anciens souterrains sont désormais exposés à la brûlante lumière d’un soleil rougeoyant. Les poussières des générations d’ouvriers morts à la tâche, ensevelis dans les éboulements aux côtés des bourreaux qui les incitaient à augmenter le rendement, emplissent les airs. Le décor du Mogazaar n’est pas une simple surface, il est l’incarnation d’une tragédie exprimée en trois dimensions.
Ce qui est en dessous
Pour que le joueur puisse ressentir cette impression « d’espace vécu », il ne faut ainsi pas trop l’occuper. A trop courir dans tous les sens, on en oublie de lever la tête : ce qui est vrai dans la vie de tous les jours l’est aussi dans une œuvre fictionnelle, qu’elle soit cinématographique, littéraire ou vidéoludique. Chaque quête apporte une petite pierre à la compréhension de cet univers immense, grâce aux rencontres vers lesquelles elles nous mènent. Alors que l’on intègre peu à peu le vocabulaire des Talaans, explorer Adelpha revient à en visiter la langue, les mythes, et la chronologie.
Le grand souk d’Okriana, dans le Talanzaar, ne laisse par exemple d’autre choix que de se perdre. Ses centaines d’habitants peuvent alors répondre à nos questions. Tandis que l’on enquête ici et là pour retrouver nos compagnons, on apprend alors que la ville fut autrefois immensément plus grande, et entourée de riches collines verdoyantes. Mais les cultures intensives du régime de Fae Rhan ravagèrent la région, et le jour même où son immense pyramide fut achevée, un étrange sable porté par un vent nouveau commença à s’accumuler sur les cultures. La tempête dura des milliers de lunes. Le Talanzaar devint un désert infini, et Okriana un vestige peinant à se maintenir au-dessus des dunes. Les petites masures de ses habitants se resserrèrent autour de l’immense palais de Fae Rhan dont seul le sommet reste désormais visible. Comme le Mogazar, le Talanzaar est un souvenir de ce qui fut. Marcher sur ses étendues de sables, c’est imaginer ce qu’il y avait en dessous.
Combat collectif
Nourrir les paysages de sens, c’est ainsi les inscrire dans une histoire, une chronologie ayant préexisté au temps de l’action. Chaque ruine peut être racontée par un paysan de la région, chaque maison a un propriétaire, qui occupe sa journée à sa manière. Même certains Twon-Ha possèdent un nom. Il y a bien sûr des personnages purement fonctionnels, mais ils possèdent tous une voix, et une façon de parler qui leurs sont propres. La plupart des Talaans vivent sous le régime de terreur de Fae Rhan, et voient en nous un envoyé des yods capable de rétablir la paix. Nous connaissons vite l’emplacement de la résidence impériale, mais ne pouvons y accéder à cause des centaines de gardes qui grouillent autour. Postulat classique donc, puisqu’il s’agira de progresser suffisamment pour pouvoir y pénétrer.
Mais là encore, le jeu surprend. Plutôt que de miser sur le tableau de l’ego trip virtuel consistant à transformer son avatar en une machine de guerre invincible, la victoire ne peut s’obtenir qu’en affaiblissant son ennemi. Pour cela, chaque région doit être visitée afin d’y aider la population à se soulever. Couper les approvisionnements de nourriture, inciter au refus de payer l’impôt, stopper les mines… autant de désobéissances civiles qui frappent le régime en plein cœur. Les scènes d’action ne manquent pas, mais les protagonistes de cette histoire sont bel et bien les Talaans, ces êtres aux gueules difformes et inquiétantes, que notre brave membre des Seals traite dans les premiers moments avec condescendance. Au fil des rencontres, il développe un nouveau regard sur ce monde et ses habitants. Et nous avec lui. Lorsque le peuple Talaan s’embrase enfin, nous ne jouons qu’un rôle infime dans la révolte. L’histoire est en route, et nous sommes à bord.
Espace vécu
Des premiers instants jusqu’à la révolte finale, nous habitons Adelpha. En ces lieux, il n’est pas question de faire, encore moins d’avoir, mais bien d’être. C’est le voyage qui marque. Au fil des dialogues, attiré par le mystère, nous remontons ce fleuve vidéoludique vers une source toujours masquée par une brume lointaine, propre aux productions des années 90. On s’installe dans cette autre dimension, aspiré par les légendes et les combats d’êtres virtuels que l’on s’habitue à fréquenter. « Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai, il n’y avait personne. » écrivait Marguerite Duras. En Adelpha comme ailleurs, on retient finalement que rien de tout ce qui nous entoure ne peut exister sans ce que nous y projetons comme histoires. Après le générique de fin, Slade se tourne finalement vers nous, pour faire des adieux faussement détachés, et sort du champ, nous laissant face à un portail dont on sait qu’il nous ramènera dans notre monde. C’est à ce moment là que l’on se rend compte qu’une partie de nous ne pourra jamais vraiment revenir d’Adelpha.
Vos commentaires
Nazkha # Le 8 juillet 2017 à 09:15
Jeu magnifique et depaysant helas trop meconnu... acheté par hasard dans un cash express, le jeu possede ce que la plupart des jeux bases sur des univers lies au space opera ne possedent pas ( je pense a la saga mass effect, serie que j’adore cependant) : cet aura d’exotisme et le fait de se sentir réellement etranger dans un monde alien, etre confronté a une culture que nous ne connaissons pas et que nous decouvrons a travers la langue les coutumes, etc... ce jeu et le Bien !
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