Il y a de l’audace dans le prologue d’Assassin’s Creed 3. L’audace, de la part de l’un des plus gros éditeurs tiers de jeux vidéo au monde, d’avoir donné un tournant risqué à une série pourtant devenue le flamboyant étendard de ses rentes annuelles.
Ne plus faire de surplace
A posteriori, le premier épisode de la série d’Ubisoft s’apparentait à une variation sur le thème de l’open world, aussi exotique pour son univers qu’expérimentale dans la « pureté » de son gameplay [1]. Comme devenu raisonnable aux yeux des joueurs et des investisseurs, Assassin’s Creed II sort en novembre 2009 en transformant la recette originale en un jeu plus classique dans sa construction : le game design reprend dans ses grandes lignes le schéma de GTA, des points sur la carte donnent un objectif qui amènent à une série d’actions de la part du joueur, ce qui s’avère peut-être plus réussi ludiquement.
Tous supports confondus, Assassin’s Creed se vend à 10 millions d’exemplaires, ACII réussit la gageure de dépasser ce dernier, avec plus de 12 millions de copies vendues [2]. Fort du succès de cette recette, l’éditeur donne à sa série une envergure nouvelle en multipliant les équipes internationales (jusqu’à sept sur ce troisième épisode) qui travailleront d’arrache-pied à mettre sous le sapin un exemplaire des aventures d’Ezio Auditore en 2010 et en 2011, Brotherhood puis Revelations. Malgré l’ajout d’un notable et excellent mode multijoueurs, la série s’essouffle et risque de perdre rapidement son audience
Trop rentable pour être remise en question, la formule doit néanmoins être dépoussiérée pour convaincre à nouveau. Alex Hutchinson, qui remplace Patrice Désilets aux commandes, décide de mettre l’accent sur un axe qui n’avait pas su convaincre malgré des vœux pieux répétés : la narration. Entre l’imbroglio conspirationniste foutraque mêlant templiers, divinités phosphorescentes, cliffhangers ratés et dialogues geeks ou anachroniques (« It’s a me.. Mario », les références à Montréal, etc.), Assassin’s Creed n’avait pas su, en quatre épisodes, rendre hommage à son passionnant contexte historique. Hutchinson décide donc d’offrir une belle histoire au joueur, de donner une dimension supplémentaire à cette nouvelle épopée sur fond de lutte entre loyalistes et patriotes [3]. Il fallait un prologue à la mesure de ce tournant dans la série. Et ça tombe bien, c’est plutôt réussi.
Royal Opera House, Covent Garden, London 1753.
Attention : spoilers des trois premières séquences de jeu.
Au plus près du joueur la caméra colle à la nuque d’Haytham Kenway, le nouveau protagoniste. Tapis rouge, sols marbrés, les portes de l’immense auditorium s’ouvrent au joueur. Un opéra de John Gay se joue lorsque l’avatar se faufile entre les fauteuils pour rejoindre son mystérieux correspondant. Kenway, profil type de l’assassin, est agile et dangereux, va subtilement assassiner sa cible, semble-t-il un personnage important, dans l’une des loges du Royal Opera House avant de s’enfuir incognito dans l’affolement général (et très scripté).
Dans la scène suivante, une loge confinée, notre personnage retrouve des conspirateurs qui définissent les lignes principales de l’intrigue. Sommairement, la fin du monde pourra être évitée si l’ordre retrouve une grotte millénaire contenant un message, un artéfact ou autre. Cette caverne se trouverait quelque part en Nouvelle Angleterre, sur cette terre encore mystérieuse, berceau de tensions actuelles entre loyalistes et quelques poches de contestataires à l’ordre de la Couronne. Et c’est Haytham Kenway qui va devoir traverser l’Atlantique pour rejoindre le Nouveau Monde.
Troisième acte, le voyage commence, la vieille et grise Europe s’éloigne. À bord d’un navire de commerce, Kenway va pouvoir profiter des jours défilants pour se mêler à un équipage patibulaire et son nonchalant capitaine. Au rythme lancinant du flot des vagues, des brises et des chants marins, le voyageur découvre peu à peu les tensions et les mystères du vaisseau. Des cargaisons disparaissent et le capitaine s’inquiète d’une mutinerie. L’investigation de Kenway l’amène à découvrir qu’il est en fait poursuivi. Sa mission est vitale.
La vie à bord reprend son cours, et les semaines passent. Un mois et demi après son départ des côtes anglaises, le cri des mouettes et le brouillard au ras de l’eau annoncent l’approche du Nouveau Monde, d’un continent que l’on sait futur théâtre d’évènements historiques incroyables, et les pas du joueur / avatar vont participer à écrire cette histoire. Du haut de la vigie du navire, Haytham Kenway aperçoit l’Amérique, berceau du nouveau terrain de jeu de cette étape dans la série Assassin’s Creed.
Territoire inexploré
Allant à l’encontre du manuel du blockbuster, ACIII démarre dans l’intimisme, évite le spectaculaire pour se rapprocher de l’humain. Il y a une certaine surprise à commencer un jeu vidéo par un opéra dans le Londres de la vieille Europe menaçante. Plus le joueur avance, plus la surprise est totale : la suite est une enquête en bonne et due forme avec comme toile de fond les craquements de la cale du navire, le quotidien de l’équipage et la monotonie de la traversée de l’océan. Tout cela est fait pour amener une paradoxale transition vers le gigantisme du Nouveau Monde, terre fraîche, mystérieuse, soumise et l’extravagante activité du port de Boston.
La linéarité du prologue, qui cherche à se rapprocher d’un Uncharted — avec ses longues introductions qui demandent parfois quatre à cinq heures avant de dévoiler le potentiel de l’intrigue —, appuie aussi un contraste entre la sensation d’enfermement de ce voyage et la liberté soudaine provoquée par l’arrivée dans Boston. Une fois le pied posé à terre, les réflexes prennent le dessus et le joueur s’élancera à la découverte de cette ville : grimper en haut d’une église pour synchroniser la vue, ramasser ces objets à collectionner, voler les passants pour s’acheter un meilleur équipement... On se sent comme dans un poisson dans l’eau.
Exploitée sur le plan de la mise en scène, la linéarité de ce long prologue (entre quatre et cinq heures, rien que ça) introduit lentement le joueur, qu’il soit un habitué ou un nouveau venu, dans cette longue épopée. Après deux épisodes qui faisaient office de remplissage et économisaient sur l’originalité, ces quelques séquences font un bien fou à la série. Elles donnent même la sensation d’être trop riches et presque inutiles ; elles sont ce "gras", comprendre par là ce surplus un peu inutile pour le gameplay mais nécessaire pour la narration, qui avait été mis de côté au profit de l’efficacité pure et dure.
À la différence des épisodes précédents, les personnages sont mieux introduits et il en va de même pour le rôle que joue l’Animus dans cette représentation du passé. Desmond commence par un court didacticiel dans un décor vide qui va petit à petit se transformer en Londres ; son apparence se modifie alors qu’il se métamorphose en son ancêtre, Haytham Kenway, alors qu’il pénètre dans le Royal Opera House. Ce long plan-séquence nous guidera jusqu’à l’assassinat avec un rythme étonnant, un flow rare dans la série. À l’image de Desmond, qui "fusionne" avec l’Animus pour prendre un rôle et plonger dans l’action, le joueur est intégré sans discontinuité dans l’univers et dans son rôle.
Terre promise
Profitant de dialogues plus travaillés qu’à l’accoutumée, d’une interprétation convaincante et surtout de réels efforts de mise en scène, la fracture avec les précédents opus est entérinée. En refusant de commencer le jeu sur une scène spectaculaire directement en Amérique, mais en assurant cette transition en douceur entre les premiers épisodes et celui-ci, entre l’Europe et le nouveau monde, Assassin’s Creed III décide de raconter une histoire, d’exploiter avec intelligence son extraordinaire contexte historique, et va user d’artifices efficaces de mises en scène pour accentuer l’impression de découverte.
En enfermant le joueur dans un gameplay limité pendant plusieurs heures jusqu’à la liberté promise, l’intention sous-jacente d’Hutchinson et de ses scénaristes est d’offrir au joueur, toutes proportions gardées, les sensations et le frémissement qu’ont pu ressentir les colons de la vieille Europe lorsqu’ils voyaient se profiler le Nouveau Monde, leur Terre promise, son immensité et sa sauvagerie. Bien sûr, Assassin’s Creed III traîne encore les tares de son lourd héritage, et paie le game design expérimental du premier épisode, le manque d’indication pour certaines manipulations, les errances de l’IA, un open world encore trop découpé pour rivaliser avec les productions Rockstar.
Assassin’s Creed III parvient néanmoins avec ce prologue à une ambition, une exigence et une intelligence qu’on n’aurait jamais cru le voir atteindre — ou que l’on avait arrêté d’attendre. Une fois que Kenway laisse sa place à Connor, le véritable héros de cet épisode, le reste de l’aventure reprend un rythme et un déroulement plus classique, comme un Uncharted se replie sur son gameplay une fois passés ces premiers chapitres. Toutefois, à l’image de son slogan, « Rise », la saga a su prendre un nouvel envol.
Notes
[1] Voir ce qu’en dit à Edge Patrice Désilets, le créateur de la série.
[3] Lire l’intéressante interview de Hutchinson.
Vos commentaires
Simon JB # Le 15 novembre 2012 à 13:32
N’ayant pas encore joué à ce troisième épisode, je rebondis sur l’idée de "pureté de gameplay" du premier jeu par rapport à la logique d’accumulation des suivants.
C’est vrai qu’en un sens une part de la liberté laissée au joueur dans le premier jeu s’est totalement évaporée avec AC2, qui prenait le joueur par la main quasiment à chaque minute et le bombarde de choses à faire.
Mais il y a une part de mauvaise foi dans la défense de cette "pureté" de gameplay, une sorte de nostalgie rétrospective alors que cela ne fonctionnait au final pas tellement le premier jeu :
les mécaniques du jeu ne se prêtent pas du tout à une approche libre du joueur (dans les phases d’assassinat). On pouvait développer plusieurs stratégies pour approcher sa cible, mais il y en avait en général deux ou trois (toujours les mêmes), qui se terminaient invariablement de la même façon et sollicitent très peu l’intelligence du joueur. On était loin d’un hitman ou plus près de nous d’un dishonored. La réponse des designers avec AC2 a été non pas d’approfondir cet aspect mais de carrément le supprimer : il n’y a plus qu’une façon possible d’y arriver, mais elle est choisie par le développeur pour être la plus "épique" possible.
cette pureté se traduisait non pas par une vraie logique émergente mais au contraire par des mécaniques très rigides : accomplir 3 fois telle mission, 3 fois telle autre avant de pouvoir progresser. Rien de satisfaisant là dedans.
le monde n’était tout simplement pas assez intéressant pour pousser le joueur à l’exploration. L’exemple de gameplay "émergent" que décrit Desilets est un peu risible : oui on peut attaquer des templiers au hasard dans la campagne, ou bousculer les passants dans les villes, mais ça ne donne guère prise à l’imagination. Quand on compare ça avec la richesse de détail ou les multiples surprises que l’on peut dénicher dans le New York de GTA4, c’est un peu ridicule.
Les épisodes suivants (surtout AC2 je trouve) ont pris acte de ça et considéré que l’exploration devait être à la fois encouragée et guidée : chaque endroit de la carte est couvert de marqueurs à explorer. Une fois qu’on a fait son deuil du Dark Project / Hitman médiéval en open-world qu’aurait pu être la série, ça fonctionne plutôt bien. Il y a un vrai plaisir à parcourir Florence ou Venise au hasard, en accomplissant des missions secondaires ou pas, un plaisir qu’on ne trouvait pas tellement dans le premier ou la curiosité était très rarement récompensée.
Gilles Delouse # Le 20 novembre 2012 à 18:48
Effectivement, le prologue de cet AC3 est assez ébouriffant, et inattendu.
La séquence de l’opéra est même absolument splendide, entre le décor, la pièce qui se joue sur scène, et la fluidité de l’assassinat. Tellement splendide et avec un "flow", comme tu le soulignes, tellement inhabituel que tout le reste de la quête principale ne tient absolument pas la comparaison. Pour tout dire, dans son ensemble, le jeu m’a paru au moins approximatif, voire par moments mal fini (scripts mal déclenchés, IA aux fraises, joueur aux commandes pour parcourir 3m...).
Heureusement l’open world, notamment le développement du domaine, rattrape le coup en ajoutant une profondeur assez rare dans le paysage ludique actuel.
J’attends quand même avec impatience le jour où Ubi nous pondra enfin un AC où on aura droit pendant 10h au feeling de cette séquence de l’opéra !
Gilles Delouse # Le 20 novembre 2012 à 18:56
Je relis mon commentaire et je vois déjà des précisions à apporter : je parle évidemment du gameplay, car du point de vue narratif, il est clair qu’Assassin’s Creed 3 a fait énormément de progrès par rapport aux épisodes précédents. Outre l’immersion via la séquence d’introduction que tu décris, l’intégration enfin réussie (on ne l’attendait plus !) des séquences avec Desmond y participe à mon avis beaucoup.
Le jeu nous offre d’ailleurs avec Desmond (et notamment lors de la séquence à New York) certains de ces trop rares moments où il exploite à fond les possibilités de son gameplay, avec enfin un feeling au-dessus de la moyenne.
Simon JB # Le 21 novembre 2012 à 13:47
J’ai enfin joué à l’ouverture de cet AC3.
C’est surprenant et ambitieux, mais un peu comme toujours avec Assassin’s Creed ça ne va pas au bout de ses ambitions.
La scène de l’opéra est chouette mais construire un aussi beau décor pour en faire aussi peu de chose (à tout casser, 30 secondes d’escalade puis deux minutes de "fuite" en marchant dans des couloirs), c’est dommage, même si incontestablement il y a du "flow", comme vous dite.
C’est visible aussi sur le bâteau. L’ambiance est très bien retranscrite, l’idée de l’enquête policière est bonne mais ce n’est clairement pas achevé d’un point de vue narratif. Les mystères sont résolus à peine posés, les quelques dialogues sont mieux écrits que d’habitude mais absolument secondaires à l’intrigue, et l’ennui d’une longue traversée sur l’océan est mal rendu à cause du sur-découpage du jeu : "tiens, marche quelque mètres. Maintenant regarde une cinématique. Puis tiens, remarche encore 2m".
Plutôt que de dépenser du budget de développement à insérer des mini-jeux de dé et de dames, ils auraient pu gonfler un peu l’intrigue du bateau, ajouter encore plus d’ambiance et de micro-narration.
Heureusement, la séquence culmine avec la tempête (assez impressionannte) puis la montée sur le grand mât pour découvrir l’amérique, qui fait écho à la belle ouverture de l’épisode 2...
Je suis assez étonné qu’ils n’aient pas encore trouvé moyen de mieux intégrer la narration et le gameplay. Si on prend le modèle d’uncharted, le contrôle est souvent retiré au joueur mais ça se fait de manière hyper fluide, il n’y a pas de rupture entre l’action et la cinématique. Les premières minutes, et les premières heures d’AC3 sont au contraire un festival de jump cut. Chaque fois que le jeu retire le contrôle au joueur (un dialogue, une scène scriptée) il impose un horrible fondu au blanc. Le summum étant la scène de la grotte au début, où le jeu impose une sorte de jump cut (on se croirait dans 30 flights of loving) pour éviter au joueur de marcher trop longtemps dans un couloir (!) ou lui faire gagner quelques mètres (!!).
C’est d’autant plus étonnant que les cinématiques et dialogues sont visiblement réalisés dans le moteur du jeu et qu’AC1 avait pris l’option inverse (on pouvait même continuer de se déplacer tout en discutant). Il me semble que le souffle de l’aventure serait encore plus grand sans ses micro-chargements et jump cuts incessants.
rhed308 # Le 26 juillet 2013 à 21:48
L’opéra royal est un lieu sidérant de beauté. Mais son utilisation est des plus déconcertante. Si la grimpette peut paraître saugrenue aux yeux des civils dans les rues de Florence, j’ai du mal à ne pas comprendre comment un scandale ne peut pas se déclencher à l’opéra.
On ne me fera pas croire que le héros du prologue ne se fait pas remarquer lors de son escalade du début de mission, d’autant que l’opéra est loin d’être plongé dans le noir.
Si la cadre est magnifique, la logique d’AC ne s’y colle absolument pas et du coup : le tout devient grotesque. Pourtant, une fois la porte fracturée, le tout devient extrêmement intéressant mais trop peu poussé.
2 petites interactions sans réelles conséquences avec le décor, pas de cache cache dans les loges et la fuite s’en grande tension alors que tout l’opéra est animé par le meurtre qui vient d’avoir eu lieu.
L’idée pourtant d’incarner un assassin accomplit et expérimenté est passionnante et est un élément qui aurait eu une place particulièrement percutante dans AC2. Incarner le père d’Ezio pour comprendre les enjeux avant de prendre la relève avec ce dernier.
L’enquête sur le bateau ne dépasse malheureusement pas le niveau des enquêtes du 1er épisode où il fallait interroger 3 personnes pour en terminer. Elle n’apporte donc rien qui soit digne d’intérêt.
Ludiquement c’est donc plutôt raté. Mais dans la construction d’une histoire, c’est très intéressant. Haytham Kenway ne manque pas de charisme et cela donne clairement envie d’incarner un assassin expérimenté que nous n’aurions pas suivis depuis ses tous débuts. Il y en a marre des jeunes chiens fous.
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