Le jeu vidéo, ennemi de la culture ? Eh bien non, c’est du moins ce que va essayer de montrer notre nouvelle rubrique pisciculture : il s’agira de mettre en parallèle un jeu et un livre, ou des livres. Quand les expériences se recoupent, les points de vue sont deux fois plus profitables. Le plus facile, c’est de partir des simulations historiques, qui se nourrissent des connaissances du joueur. Et à l’inverse, l’Histoire bien racontée — même fictive, comme on va le voir — donne envie d’en savoir plus et d’en tester les rouages. Donc, aujourd’hui, Victoria II.
Si Victoria II [1] était un livre, on le qualifierait d’uchronie, puisque le jeu invente avec l’aide du joueur une Histoire parmi les possibles. On pourrait donc le ranger avec, par exemple, La Machine à différences, exemple classique de steampunk se déroulant à la même période [2]. Mais il est plus intéressant de voir ce que donne par exemple le début du XXe siècle, imaginé par anticipation, par quelqu’un qui écrirait en 1900. Comme si Paradox sortait aujourd’hui un jeu qui couvrirait le XXIe siècle.
Le Talon de Fer, roman méconnu de Jack London, est remarquable par de nombreux points. Tout d’abord, il est publié en 1908, dans un genre — l’anticipation donc, où plutôt la dystopie — innovant à l’époque où on commence à peine à lire de la science-fiction assez simple (Jules Verne, en particulier). Pour encore plus de va-et-vient, le Talon de Fer est présenté du point de vue d’un historien du XXVIIe siècle — depuis une société dont on ne perçoit que quelques bribes, où le capitalisme sauvage a enfin été aboli. Le lecteur qui regarde également vers le passé s’associe naturellement à ce point de vue, même si le narrateur principal est une femme du début du XXe, via son journal.
Il y a d’ailleurs de quoi s’étonner de la façon dont London prévoit la suite des évènements. Dans sa version, l’Allemagne déclare la guerre en 1912, en accord avec les lobbys de l’armement de tous pays. Mais la guerre est écourtée par une grève de l’internationale socialiste — ce qui rappelle effectivement le réel soulèvement russe. La section américaine du socialisme est ensuite écrasée avec violence par l’Oligarchie capitaliste. Non seulement cette version est plausible comme partie de Victoria 2, mais elle comporte des éléments troublants de réalité.
Mais surtout, Jack London est ici très virulent dans ses positions marxistes qui apparaissent peu dans ses œuvres exploratrices, plus connues : Croc-Blanc, l’Appel de la Forêt, Construire un feu. Or, s’il fallait choisir un jeu vidéo pour parler de la lutte des classes, ce serait sans conteste Victoria II, où la population est coupée en trois couches sociales, formant au total neuf classes différentes, encore subdivisées selon leur religion, nationalité d’origine, obédience politique. En jouant l’instance dirigeante, Victoria II permet d’incarner exactement le capitalisme monstrueux à l’œuvre dans le roman de London. Ne serait-ce que pour tenter de comprendre ses motivations ; parce que même si ce n’est qu’un jeu, Victoria 2 reste la simulation la plus réaliste des instances dirigeantes et économiques. Celle qui nous fait dire, même pour rire, que l’esclavage, c’est quand même bien pratique.
On en vient à comparer les motivations de part et d’autre : pour London, l’écriture fait clairement partie du combat ; pour les développeurs suédois, le jeu reste tout d’abord un amusement. On peut imaginer que les règles qu’ils ont mis au point sont toutefois honnêtes, qu’ils ont voulu présenter un modèle crédible de l’Histoire... même s’il reste soumis à leurs propres notions de politique et d’économie, et donc à leur idéologie. Mais c’est là un autre débat.
Sur la même étagère :
- Au Cœur des ténèbres. La nouvelle africaine de Joseph Conrad est plus connue pour ses adaptations successives dans des contextes divers, de Apocalypse Now à Spec Ops : the Line. Elle donne également son nom à la dernière extension de Victoria 2, pour justifier le rôle de la fin de la colonisation — et donc particulièrement au continent africain. En réalité, si les notions liées au jeu sont aperçues au début de l’histoire — notamment via une référence au "coloriage de cartes" — celle-ci vire rapidement à l’étude de personnages, et non de sociétés.
- Appliquer l’industrie moderne à un monde vierge : en grand amateur de technique, Jules Verne se fait plaisir dans l’Ile mystérieuse, où une poignée de vaillants compagnons réinventent une forge, la dynamite, le télégraphe en quelques pages, avec pour but affiché de métamorphoser l’île du pacifique en colonie de style victorien. Le livre d’aventure qui fait rêver les gosse est donc devenu aujourd’hui un cauchemar d’écolo, mais on ne peut s’empêcher d’admirer les personnages imperturbables et sans aucune profondeur, représentants d’une industrialisation inflexible.
Vos commentaires
Martin Lefebvre # Le 25 septembre 2013 à 14:31
Dans le genre, chez Jules Verne il y a aussi les 500 millions de la Bégum, qui est un roman assez amusant à lire. Grâce à un improbable héritage, deux villes sont fondées sur la côte Ouest des USA : le philanthrope français crée l’utopique Franceville, le méchant allemand Stahlstadt une cité-usine où l’on construit des canons.
C’est atrocement daté, ce qui fait tout le charme du bouquin, avec ses grandes considérations sur la race germanique Vs la race latine alors que la France a du mal à digérer 1870 — le livre a été publié en 1879. Evidemment à la fin c’est un alsacien pauvre mais méritant qui déjoue les plans machiavéliques du teuton.
Anthony Jauneaud # Le 25 septembre 2013 à 14:45
À l’époque de Bioshock premier du nom, j’avais déjà tilté sur Les 500 millions de la Bégum... même si finalement c’est plus Bioshock Infinite qui semble s’en approcher. Si j’y joue un jour, je relis le livre, promis.
Laurent Braud # Le 26 septembre 2013 à 05:09
Jules Verne c’est un peu le grand-père de tout le steampunk, non ? Il n’y a qu’à voir Robur le conquérant ...
ShedaoShai # Le 26 septembre 2013 à 14:30
"Celle qui nous fait dire, même pour rire, que l’esclavage, c’est quand même bien pratique."
Juste une précision au sujet de l’esclavage, victoria se situe au moment de sa disparition progressive et cela est bien repris dans le jeu. Les esclaves produisent mais ne consomme pas, ils ne sont donc pas économiquement rentable et mieux vaut les libérer le plutôt possible afin d’en faire des classes pauvres. De même l’esclavage joue sur l’immigration, le supprimer faisant passer notre pays pour plus moderne et attractif. Se sont donc des considérations de rendements et d’efficacité qui pousse le joueur à supprimer ce vestige des économies près-industriels et non pas par humanisme. ^^
David Barbosa # Le 11 octobre 2013 à 11:18
@ShedaoShai : on peut y ajouter les coûts financiers induits par les énergies fossiles, bien plus faibles que ceux des esclaves (qu’il faut quand même loger, nourrir, et protéger du froid).
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