Surgelé

Silent Hill : Downpour

À contre-courant

Silent Hills est annulé, l’avenir de la série d’horreur est incertain ? C’est l’occasion de ressortir de notre carton cet article consacré au mésestimé Downpour.

De la série Silent Hill, les joueurs de la septième génération de consoles retiendront sans doute Shattered Memories, expérience narrative troublante et audacieuse qui ne manque pas de commentateurs admiratifs sur ce site [1]. Certains joueurs auront apprécié l’originalité conceptuelle de ce remake perverti du premier Silent Hill tout en déplorant néanmoins une certaine mollesse ludique, une quasi absence d’énigmes traditionnelles et des phases d’action pénibles. Bien qu’il faille reconnaître la réussite narrative de Shattered Memories, il est permis de lui préférer le mal-aimé Silent Hill : Downpour qui causa la descente aux enfers de Vatra Games, studio tchèque à la courte vie [2], qui mérite pourtant une seconde chance. Car malgré (ou grâce à) ses ratés flagrants, son obstination à briller sans innover et son aspect artisanal, Silent Hill : Downpour apparaît comme l’un des jeux de cette génération qui possède le plus de caractère.

Mauvais scénario, décor fascinant

Avant tout, il convient de signaler qu’à l’inverse de celle de Shattered Memories, l’intrigue de Downpour est peu convaincante. Ce huitième épisode de la série reprend l’argument de la majorité de ses prédécesseurs : le protagoniste principal, Murphy Pendleton, dont on ne sait pratiquement rien mais qui ne semble guère stable sur le plan moral, se retrouve projeté dans le dédale mental et torturé de Silent Hill, ville fantôme aux contours changeants dont il faudra trouver l’issue en même temps qu’on reconstituera le puzzle traumatique du protagoniste. En chemin, on assiste à de nombreuses crises de doute et de crédulité, peu pertinentes dans la mesure où le joueur habitué au principe de Silent Hill sait très bien à quoi s’en tenir quant à la question de la réalité, ou non, de la ville et de ses monstruosités. On croise toute une série de personnages secondaires passablement stéréotypés, assez plats, dont la banalité des visages nous rappelle qu’on ne reproduira jamais le choc esthétique de la toute première rencontre de la série, celle d’avec la figure de Cybil Bennett, dont le visage possédait l’inquiétante beauté d’un masque de Noh.

Cybil Bennett

A intervalles irréguliers, il nous sera demandé de faire des choix peu cornéliens mais modifiant la narration sans que l’on n’ait de visibilité sur leurs conséquences : « Va-t-on aider ou laisser mourir tel ou tel personnage (qui, de toute manière, n’existe pas) ? », etc. C’est le seul moment où le jeu succombe à une quelconque lubie de sa génération, puisqu’il demeure extrêmement conservateur par ailleurs. Sans spoiler, il faut ajouter que la fin de Downpour réalise même un contresens narratif puisque, selon le choix fait par le joueur dans l’ultime séquence du jeu, le point de départ de l’histoire – révélé in fine – sera différent. Autrement dit, la décision finale modifie à rebours toute l’histoire, des origines du récit à la nature même du protagoniste. Un procédé pour le moins aberrant.

Si l’immersion narrative est bien décevante, d’autant plus pour une série qui a si souvent employé le langage cinématographique avec habilité, le succès réel de cet épisode est à mettre au crédit d’une expérience de jeu extraordinairement profonde et foisonnante, à contre-courant des normes actuelles, construite autour de la perception de l’environnement davantage qu’autour de ses interactions. Le fond de l’histoire ne réside pas dans son écriture, au mieux bancale, mais se déploie à travers le parcours de jeu. Ce qui est raconté n’est pas ce qui est dit, mais plutôt ce qui est montré. Pour dire les choses autrement, c’est le décor et non le scénario qui fait office d’histoire. C’est la narration environnementale qui l’emporte ici.

Un monde ouvert comme un livre d’images

Pourquoi à contre-courant ? Premièrement, car Silent Hill : Downpour n’entend révolutionner ni la série, ni le genre, attitude rare en ces temps où le « tout événement » fait autorité. Le jeu s’appuie sur les leitmotivs de ses prédécesseurs et semble, au mieux, chercher à les mettre à jour. Deuxièmement, car il introduit différents éléments de gameplay apparus avec cette génération de consoles mais tente de les adapter à un genre tel qu’il était lors de la génération précédente. Les outils sont modernes, mais la philosophie du survival horror mise en pratique par Downpour date d’il y a dix ou quinze ans.

Cette fois-ci, on met trois ou quatre heures avant d’émerger à Silent Hill. Avant cela, on nous aura réhabitués à naviguer en terrain connu. On aura avancé dans les bois pour traverser un diner hanté, avec un passage où notre héros se trouve poursuivi par une lumière maléfique, séquence héritée des scènes de fuite de Shattered Memories mais davantage linéaire que frustrante, sorte de promenade en milieu cauchemardesque avec effets visuels saisissants. On aura pris un téléphérique pour rencontrer un homme qui se suicide, traversé des grottes infestées de chauves-souris géantes, puis emprunté un train fantôme pour s’en extraire (lors d’une séquence dont le grand guignol se rapproche davantage d’un Dead Space que d’un Silent Hill, une des rares fautes de goût du périple). On arrive donc à Silent Hill au terme de quelques heures passées sur un tapis roulant, et la ville s’offre alors à nous, vaste et généreuse avec son damier de rues, ses contre-allées dans lesquelles fouiller. Silent Hill, ville ouverte.

Seulement, si open world il y a en apparence, la philosophie même de la série Silent Hill repose sur un principe contraire à un tel système, puisqu’il s’agit de trouver une issue à la ville, non pas s’y attarder. Là où d’ordinaire l’open world vous attire et vous incite à l’explorer, l’user, vous le rendre familier, la zone de Silent Hill cherche à vous avaler et il vous faut la fuir.

Bien entendu, l’open world version Silent Hill : Downpour est passablement restreint en nombre d’interactions possibles. Pas de gameplay émergent ici, ou très peu, les NPC habituels étant remplacés par des monstres qu’on fuira souvent (les combats étant volontairement pénibles et coûteux en munitions). On n’y conduit pas non plus de véhicule, on n’y échange pas des dollars contre des accessoires de luxe et on ne participe pas à des mini jeux. La ville n’est d’ailleurs pas une seule carte en continu, mais plutôt une succession de trois ou quatre zones relativement vastes, à la manière de ce que fait la série dans la plupart de ses épisodes. Or ici, bien que le terme soit un peu exagéré, il est davantage permis de parler d’open world dans la mesure où la liberté de déplacement y est accrue : il y a moins de portes fermées que dans, mettons, Silent Hill 2. La météo y est changeante, passant parfois d’une grisaille maladive à des orages violents. La ville recèle de coins secrets et quiconque aura la curiosité de s’y promener trouvera toujours de nouveaux décors, de nouvelles étrangetés, de nouvelles histoires à reconstituer.

Ces histoires se déploient au fil des écrits épars que le joueur aura pris soin de trouver et de consulter, mais se trouvent surtout mises en valeur à travers la présence de quêtes annexes, conséquence directe de l’"open worldisation" de cet épisode. Ici encore, Vatra Games prend un principe ludique appartenant à l’air du temps et le réduit à une fonction davantage adaptée à la philosophie originale de Silent Hill, avec un arrière-goût d’archaïsme, plutôt que de transformer son jeu en jeu moderne.

Ainsi, les quêtes annexes ne sont pas marquées sur la carte. Il faut les dénicher au hasard de nos errements et il est tout à fait possible de les manquer complètement (sur un premier run du jeu, on aura peut-être rencontré sept ou huit des quatorze quêtes annexes, sans forcément parvenir à toutes les achever). Puisque l’intrigue nous pousse à fuir la ville en allant du sud au nord, le jeu n’incite que rarement aux allers-retours. Il faut emprunter ces tronçons alternatifs au bon moment ou risquer de passer à côté sans jamais y revenir, Vatra Games ayant ainsi eu le courage d’inclure des événements vraiment optionnels là où les jeux actuels ont tendance à favoriser la complétion à 100%, les cartes bardées de marqueurs, les notifications intempestives.

Signalons aussi que ces quêtes ne sont que très passablement gratifiantes d’un point de vue comptable, car elles ne fournissent au mieux que des armes bonus à la durée de vie limitée (toute arme finit par se briser, même la plus létale, un pistolet d’or, ne contient que quelques balles et s’avère irrechargeable) et plus souvent des trousses de soins supplémentaires qu’on aura dû consommer au cours de la quête annexe en question. Silent Hill : Downpour fait partie de ces rares jeux d’action/aventure actuels à ne pas faire intervenir de système de points d’expérience. Ainsi, chaque quête annexe, ni bénéfique, ni punitive, a surtout valeur de supplément immersif au jeu en nous dévoilant un pan supplémentaire de l’histoire de la ville. Toute amélioration du personnage ou de ses capacités est impossible ; comment en serait-il autrement dans un survival  ? On a beaucoup reproché à Downpour son interface rouillée et la raideur de ses combats, mais notre personnage est un simple mortel, chaque affrontement se doit d’être douloureux. On ne sait pas se battre, tout objet est une arme potentielle, les armes se brisent. Il ne faut pas chercher à dompter la ville, il faut avancer.

Nous ne sommes au fond qu’un voyageur passager, attentif aux images de cette ville fourmillante de détails. Dans Shattered Memories, il fallait souvent scruter le décor et y chercher des indices : un numéro de téléphone imprimé sur une affiche publicitaire permettait de résoudre une énigme, un gribouillage d’enfant dans une salle de classe nous informait sur la nature des lieux, etc. Même souci du détail dans Downpour où la ville est un personnage à part entière, à lire, à examiner. Silent Hill se pose comme décor à contempler plutôt que comme terrain de jeu, proche en cela du Los Angeles de L.A. Noire. On y est davantage touriste attentif que conquérant. Car l’open world sert principalement à tenir le rôle d’un pourvoyeur d’histoires qu’on lit sur les contours de la ville, ses murs et ses façades, les débris volant autour des poubelles renversées, telle voiture ayant terminé sa course dans un réverbère, telle vitrine de bijouterie brisée, les sièges grinçants et tachés de sang d’une salle de cinéma à l’abandon ou la corde de pendu qui renvoie des ombres morbides dans la cuisine d’un appartement. Le décor est une somme de traces, comme autant de morceaux d’une histoire qui se raconte par notre seule perception de l’environnement.

Le spectacle de l’horreur

Et pour cause, dans plusieurs moments marquants du jeu, Murphy Pendleton se trouve dans la position du spectateur. Une quête annexe en particulier résume bien le rôle narratif de ces passages optionnels ainsi que l’attitude du joueur face à Silent Hill : Downpour. Nous venons de pénétrer dans une maison bourgeoise où gît un cadavre pris dans une flaque de sang coagulé. En explorant les différentes pièces, nous parvenons à réparer un vieux gramophone qui, joué à l’envers, remonte le temps sous nos yeux. Ainsi, le sang se résorbe, le cadavre se redresse et rejoue, à l’envers, les derniers instants de sa vie : il nous est alors révélé qu’un meurtre s’est déroulé dans ces lieux. Cette scène porte en elle l’enjeu de toute la série et de ses procédés horrifiques : faire surgir le passé, à la manière du Shining de Kubrick, c’est-à-dire en images abominables, perverties, déformées, où résonnent les tourments de lieux malades. C’est précisément cette pulsion scopique qui guide la progression du joueur, lequel se trouve représenté en spectateur par son avatar virtuel.

Le malaise ressenti lorsqu’on joue à un Silent Hill repose dans l’art des développeurs de gommer la frontière entre les représentations de l’horreur et leur réalité effective. Nombreux sont les moments, dans Downpour, où nous traversons le miroir pour nous trouver projetés dans un monde d’images. Le passage le plus extraordinaire du jeu se situe dans le théâtre d’un orphelinat où, une fois encore, il s’agit de remettre en scène un spectacle. La pièce est Hansel et Gretel et Murphy Pendelton fait ici office de régisseur. La scène du théâtre est loin devant nous, ses décors en carton-pâte semblent inoffensifs, ses éclairages quelconques. Puis on actionne quelques interrupteurs : lumières, musique, bruitages. La scène en devient convaincante, le spectacle est en marche. On allume alors un stroboscope qui lance des éclairs et on tape dans un bout de tôle pour faire gronder le tonnerre. Soudain, la pièce est réelle, nous sommes entrés dans le décor : ce ne sont plus des faux arbres mais une vraie forêt ; ce n’est plus un décor en carton mais une vraie maison, et à l’intérieur une sorcière qui ouvre la porte pour se ruer sur nous. Nous ne savons pas vraiment à quel moment cela s’est produit, mais le fantasme est devenu réel. Nous sommes passés de l’autre côté du miroir [3].

Si Downpour est très approximatif sur le plan technique, son esthétique et la richesse de ses décors en font l’un des jeux les plus marquants de cette génération du point de vue de la direction artistique. Les développeurs de Vatra Games s’en donnent à cœur joie et multiplient les trompe-l’œil, les faux semblants, les illusions en tous genres pour construire un monde biscornu, reflétant les délires de l’esprit. Des anamorphoses aux expériences picturales d’Escher, en passant par l’esthétique BD, les influences sont nombreuses [4]. Le jeu ne cesse de nous surprendre visuellement et par là même de nous horrifier.

Car Downpour reste fidèle au principe originel de Silent Hill qui est de nous choquer, nous mettre mal à l’aise ; pas simplement jouer au train fantôme, mais appuyer sur la part la plus noire de l’esprit humain et nous en jeter le pus au visage. Malgré les horreurs qu’il met en scène, il paraît difficile de taxer le jeu de gratuité tant son geste est radical d’un point de vue artistique. L’ouverture donne le « la » : un gardien de prison ripoux nous jette dans les douches carrelées d’une prison, un couteau à la main. Devant nous se tient un homme nu et gros qu’on nous ordonne de saigner comme un cochon. Ce n’est pas seulement une scène violente, c’est un traumatisme qu’il faut jouer. Tout est laid, le jeu ne cherche pas à plaire. Le coup de couteau est tranchant et l’image aussi douloureuse à regarder que le plan sur un homme dont le front s’est encastré dans une table en verre à la fin de Lost Highway. Une dizaine d’heures plus tard, le boss de fin nous offre un autre moment de pur malaise et, là encore, on ne se contente pas de regarder. Il faut jouer, débrancher un à un les tubes et les fils d’un engin respiratoire qui maintiennent en éveil un être difforme. Ce n’est ni plus ni moins d’euthanasie qu’il s’agit. Rarement un jeu n’aura été aussi loin dans la reconstitution d’un geste abject. Si Downpour travaille à merveille les pulsions les plus noires et les pensées malades de l’esprit humain, c’est parce que sa réalisation est irréprochable, foisonnante, sans concession. Tout dans ce jeu pue la mort, littéralement, le joueur est enveloppé d’une sensation persistante de négativité.

C’est en cela que Silent Hill : Downpour est proprement à contre-courant. Il ne brosse jamais le joueur dans le sens du poil, ne l’invite jamais à se mettre à l’aise, ne lui donne jamais rien de beau à voir. Le jeu est repoussant et c’est sans doute le seul de cette génération à jouer sur ce registre. Dark Souls diffuse parfois une impression similaire, mais on peut encore trouver une certaine beauté romantique dans son environnement baigné de lumière morte. Du reste, Dark Souls s’apparente à un jeu de gagne terrain où, malgré un principe de découragement, le joueur est récompensé par sa persévérance. Il n’y a rien à conquérir dans Downpour, rien à gagner. Le jeu met en œuvre une esthétique du dégoût, ni complaisante ni outrancière. Les développeurs nous projettent des images de mort et nous happent en suscitant le désir d’un sentiment négatif, réaction passablement masochiste qui va à l’encontre des principes de récompense motivant d’ordinaire l’acte de jouer.

Silent Hill : Downpour mériterait de faire date parce qu’il nous rappelle qu’une autre forme de narration est possible, davantage assignable à l’espace imaginaire qui se forme entre le joueur et son univers virtuel qu’à l’écriture classique d’une histoire. Son impact émotionnel est redoutable. Le goût de mort qui nous envahit ici n’est transmis ni par le scénario, ni par l’écriture des personnages, ni par les arborescences de la fiction, mais bel et bien par l’expérience de jeu, le parcours à travers un décor funeste qu’on lit comme un jeu de pistes et qu’on traverse comme la reconstitution d’un état limbesque, où la mort elle-même n’aurait suffit à éteindre les brasiers d’images innommables qui hantent l’esprit humain.

Notes

[1] A ce sujet, lire les excellents articles de Sachka Duval (sur l’interaction narrative et l’expérience de la mort) et de Laurent Jardin (sur le gameplay cérébral et le mythe d’Orphée).

[2] Vatra Games, filiale de la société britannique Kuju Entertainment et composé en partie d’anciens développeurs de chez 2K Czech, n’a a son actif que deux titres : Rush n’Attack : Patriot (2011) et Silent Hill : Downpour (2012). À la suite de l’échec commercial de ce dernier, le studio ferma ses portes au cours de la même année.

[3] Silent Hill : Downpour serait comme une relecture funeste d’Alice au pays des merveilles dans la mesure où le jeu nous plonge constamment dans l’imaginaire des contes. D’ailleurs, comme le veut la tradition, nous sommes poursuivis par un "croque-mitaine" tout au long de l’aventure.

[4] A noter que Silent Hill : Downpour est jouable en 3D, ce qui, malgré un certain nombres de soucis techniques, tend à renforcer les effets visuels et la perception de l’environnement.

Il y a 4 Messages de forum pour "À contre-courant"
  • Laurent J Le 29 avril 2015 à 09:18

    IL FAUT QUE JE JOUE À CE JEU !

  • Romented Le 3 mai 2015 à 17:42

    Excellent article, ce site rassemble décidément des réflexions passionnantes sur le jeux-vidéo, loin des immondices que l’on peut trouver sur certains autres sites... Vous voyez duquel je parle en particulier.

  • MonsieurU Le 4 mai 2015 à 20:09

    Belle critique, ça me donnerait presque envie de m’y remettre.

    Sauf qu’à l’époque j’avais laissé tomber avant même d’atteindre la ville tellement l’expérience était soporifique...

  • Jacques Le 8 mai 2015 à 05:56

    Merci, je vais de ce pas m’efforcer de faire connaître votre texte

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