Dans le monde relativement figé des jeux sur smartphones, Tale of Tales sort comme à son habitude, un jeu hors du commun, où score vient flirter avec sentiment.
S’il y a un studio qui a toujours réalisé des jeux vidéo à contre-courant, parfois au point de se demander si ce qu’il développait en était encore, il s’agit peut-être bien de Tale of Tales. En effet, les productions du studio belge n’ont jamais cessé de se rapprocher de l’expérience pure tout en faisant fi des conventions établies. Et pourtant, Luxuria Superbia, leur dernier jeu, a vu apparaître une structure plus classique, avec par exemple un système de scoring. Mais comme il fallait s’en douter, il ne s’agit que de la fleur qui cache le bouquet.
Il faut dire que les précédentes réalisations du couple qui forme Tale of Tales étaient pour le moins troublantes. Par exemple, bien avant Journey ils s’étaient intéressés à la communication entre joueurs à travers l’intermédiaire d’un langage spécifique au jeu. Ainsi, le MMORPG arty The Endless Forest nous mettait dans la peau d’un cerf et la seule façon de communiquer avec les autres cervidés virtuels passait par les brâmes et le langage du corps. Plus tard, c’est avec Bientôt l’Été que leurs expérimentations sur les échanges se porteront. Dans celui-ci, on alternait transes contemplatives sur la plage et séances de dialogues avec des joueurs anonymes autour d’un jeu d’échecs, d’un paquet de cigarettes et de vin rouge. Déjà, l’équipe s’attelait à dépeindre une relation amoureuse entre deux personnes, mais qui restait malgré tout contrainte car limitée à quelques phrases pré-écrites et, finalement, l’expérience était quelque peu crispante. Mais loin d’en rester là, c’est assez étonnamment sur les cendres de Bientôt l’Été que va se bâtir le dernier jeu de Tale of Tales.
Brièvement, Luxuria Superbia s’apparente à un shoot’em up : un tunnel symbolisant une fleur se déroule devant nous à l’infini et on doit tapoter les cibles qui apparaissent au fur et à mesure sur les pétales de la plante. Cela aura pour effet de la colorer, de faire apparaître des pictogrammes et d’engendrer des points. Plus les versants de la plante seront colorés, plus la musique s’emballera et le score augmentera, sachant qu’il y a en tout trois paliers à atteindre avant de terminer le niveau, chacun d’eux étant plus rapide et impressionnant que le précédent.
Seulement, Luxuria Superbia est bien plus que ça. Pour commencer il ne s’embarrasse pas de la présence d’un quatrième mur et invite le joueur à le faire céder à grands coups de doigt sur l’écran tactile. Mais plutôt que de pression, c’est de caresses dont nous devrions parler : le jeu file tout au long de chaque partie une métaphore de la relation sexuelle, au moyen de paroles connotées. Mieux vous jouerez, plus celles-ci se montreront explicites et enthousiastes.
Le vice est par ailleurs poussé assez loin : en début de partie notre partenaire virtuelle va nous faire petit à petit entrer dans sa danse, nous encourageant à aller de plus en plus loin en elle (« Soaring ! », « Swim like the wind ! »). Lors des passages des paliers, la musique va s’intensifier, tout le corps de la fleur va s’onduler comme une vague et des souffles féminins vont nous parvenir de ce tourbillon de pétales. Les dialogues alors seront de plus en plus coquins (« Be my bad seed ») jusqu’au climax final, orgasmique, où elle s’ouvrira toute entière, dévoilant des perles par dizaines tandis que le kaléidoscope de couleurs s’affolera jusqu’à un fondu au blanc salvateur. Là, alors, elle nous complimentera sur notre performance (« That felt glorious », « That was magic ») puis la partie s’achèvera.  Mais toute cette dimension sensuelle s’exprime avant tout par le gameplay. Comme déjà dit plus haut, le joueur doit toucher et caresser les pétales pour débloquer des points et satisfaire la fleur. Toutefois, si on ira dans un premier temps de manière hésitante, avec tout juste un pouce, c’est sous l’impulsion des ordres de la plante qu’on va vite se retrouver avec plusieurs doigts sur l’écran. Suivant les patterns, les différentes fleurs ou nos envies, on se mettra à caresser avec douceur ou emballement notre appareil, jusque parfois des positions incongrus. De chaque pression émanera une aura de la couleur de la plante choisie, comme si elle s’en délectait, comme si l’écran rougissait sous nos doigts.
Dès lors, devant cette explosion de sensations, on serait tenté d’accumuler les points en tripotant l’écran à toute vitesse. Après tout, l’instinct du joueur l’incite à la combinaison parfaite, au sans-faute. Luxuria Superbia étant de plus présenté comme un jeu arcade, on serait tenté de presser les étapes jusqu’au vertige des points. Mais c’est avec un sourire narquois que le jeu nous punira si jamais il nous venait à l’idée de brûler les pétales sous les frottements. Le climax s’enclenchera brusquement mettant fin à la partie et le jeu se demandera ce qui s’est passé au moyen de lignes de texte pour le moins gênantes (« Oops », « What happened ? ») et sanctionnera votre manque de respect pour votre appareil et sa propre personne. De la même manière, on pourrait être tenté de continuer la partie à l’infini, passer le dernier palier et ne jamais contenter notre partenaire. C’est alors qu’elle nous intimera d’arrêter, s’estimant méprisée (« Stop now »).
C’est à ce moment-là que le jeu devient le plus fou. Incité par la présence du score, on s’apprête à vivre notre frisson de joueur, l’orgasme causé par l’avalanche de points et de récompenses, mais voilà qu’on nous punit pour cela. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Luxuria Superbia donne un corps et une âme au jeu, au moyen d’une poignée de lignes de textes. Il nous fait considérer notre appareil différemment et nous intime d’arrêter de le torturer et de le triturer dans tous les sens pour une récompense au final relativement futile, mais au contraire de mettre de côté notre égo, de le respecter, de jouer le jeu et de répondre aux demandes de notre partenaire. Finalement, si Tale of Tales avait échoué à nous faire aimer un inconnu avec Bientôt l’Été, il parvient à nous faire croire qu’une machine nous aime et réinvente d’une façon bien curieuse notre rapport à celle-ci, et notre façon de jouer, à l’heure où nos appareils prennent une place de plus en plus prépondérante dans nos vies. Après tout, vous pourrez bien lui faire ce petit cadeau non ?
Vos commentaires
phulos # Le 19 février 2014 à 18:20
Je n’ai pas pu m’empêcher de relire ça avant de jouer à Luxuria Superbia :
_ http://tinyurl.com/n8sctfp
_ http://tinyurl.com/mk2zy94
Les sensations en jeu sont peut-être encore meilleures à la manette, au fait.
phulos # Le 19 février 2014 à 18:21
Le deuxième lien devait être celui-là, désolé.
http://tinyurl.com/mk2zy94
Alexis Bross # Le 20 février 2014 à 00:39
Un joli texte. J’avais songé écrire quelque chose autour du jeu, mais tu le fais avec beaucoup plus de talent et d’enthousiasme. Je partage l’idée que Luxuria Superbia est un jeu très rafraichissant sur smartphone et tablette (on se surprend à découvrir que le duo belge a pensé au tactile assez tard dans le développement amis que c’est l’essence de ce rapport homme/machine), je suis un peu plus réservé sur la réussite formelle du jeu. En effet, le scoring a pas mal parasité mon expérience. Dans l’optique de remplir les colonnes de score dans la sorte de warp zone, j’ai pas mal continué après le troisième cercle pour grappiller des points, au point qu’entre moi et mon téléphone, il n’y avait que lui qui prenait son pied, malgré l’un ou l’autre "stop now". Bref, je pense que tout l’enjeu aurait dû être celui de supprimer le score (ou de proposer un mode sans) et de baser l’expérience sensuelle sur le ressenti. le feeling, la symbiose, l’unité, de faire sentir le moment où le rapport doit pendre fin. En ce qui me concerne, malgré les orgasmes répété de ma machine, j’ai eu l’impression d’être constamment jugé sur ma performance sexuelle (peut être même asservi), comme si le score, c’était un peu comme la taille : finalement ça compte.
Vincent Torres # Le 20 février 2014 à 19:00
@phulos
À mon avis, c’est un bon choix qu’ils ont fait, parce que certains jeux ne ressemblaient plus à grand chose (l’horripilant Bientôt l’Été en tête). Je pense d’ailleurs qu’avec Luxuria Superbia ils ont trouvé un compromis intéressant, entre le jeu et l’expérience.
@Alexis Bross
Tout d’abord, merci. Ensute, je n’ai pas parlé du jeu à la manette pour la simple et bonne raison, c’est que de cette manière, Luxuria Superbia devient quand même assez fadasse. Il n’y a aucun challenge et le score est vraiment une carotte. C’est de cette manière que j’y jouais dans un premier temps et l’expérience était bien moins probante, je pense qu’il faut vraiment y jouer sur smartphone/tablette.
C’est vrai que l’utilité du score est à mettre en question, toutefois, je trouve que c’est d’une certaine manière, une composante essentielle. Après tout, la machine ne comprend à la base que les 0 et les 1, le fait de faire grimper ce score encore et encore, c’est une autre manière de dialoguer avec elle et de montrer un certain "amour".
Après je suis complètement d’accord avec toi sur le fait que ça ruine complètement le jeu, et j’ai pour ma part bien vite arrêté de tenter de remplir les colonnes de score tant c’était fastidieux. En ce qui concerne ton asservissement aux orgasmes de l’appareil, c’est, justement, le sujet de mon article ! C’est pour ça que je trouve Luxuria Superbia aussi intéressant, il donne une raison et un "âme" à l’appareil et on doit répondre à ses besoins de manière à la satisfaire, quand ce n’est pas forcément fun pour nous, ce qui inverse d’une manière assez amusante le rapport homme-machine. C’est même d’ailleurs, à mes yeux, tout l’intérêt du jeu !
Alexis Bross # Le 21 février 2014 à 00:17
Oui effectivement il y a quelque chose de très intéressant dans le rapport homme-machine. Ce n’est pas le logiciel qui exécute une commande mais le joueur qui obéit aux injonctions de son partenaire de jeu. C’est très bien vu parce qu’il y a indubitablement quelque chose à creuser dans ce sens : j’avais vu un documentaire sur le sentiment d’amour et d’angoisse que procure l’iPhone une fois en sa possession. Un affect condamnable mais compréhensible car le smartphone est devenu le premier compagnon des individus. Je pense qu’il y aurait matière à faire un jeu critique sur ce thème. Luxuria Superbia a quelque chose de ça, dans le rapport sensuel induit par le tactile, sa présence permanente auprès de nous tous.
Pour revenir au game design, si sanctionner le joueur s’il va trop vite est trop est une excellente idée, il aurait fallu la pousser pour sanctionner le joueur s’il est trop long, justement pour ne pas donner l’impression d’une sexualité uniquement fondée sur la performance. Cela, d’autant plus que le jeu envoie des signaux visuels et surtout musicaux (la musique est essentielle) qui ouvrent des fenêtres ou homme et machine ne font qu’un. Sans cette progression linéaire (scoring), on aurait pu imaginer de multiples possibilités : des niveaux où il faut être rapide, d’autre extrêmement endurant, d’autres avec des ralentissements et des accélérations, d’autres sur la lenteur ou la rapidité du geste ou sur le nombre de doigts à utiliser. Au joueur d’obéir pour apporter la satisfaction désirée par la machine, selon son humeur. Cela aurait pu devenir délicieusement tyrannique.
adorya # Le 24 février 2014 à 15:20
Version grand public et tactile des jeux flash erotiques ?
Le principe me semble exactement le même où le joueur doit arriver à deshabiller la donzelle en manipulant la souris avec des pressions/déplacements différents pour chaque vetement/partie du corps...
Vincent Torres # Le 24 février 2014 à 18:39
@Alexis Bross
Tu as raison, mais j’ai du mal à imaginer Luxuria Superbia avec des dizaines d’objectifs différents, comme... les autres jeux. Je le trouve bien comme ça, difficile à approcher, difficile à aimer, mais sincère dans sa manière d’être. Après c’est sûr que derrière il souffre d’un certain manque d’intérêt du coup, mais bon !
@adorya
Pas vraiment, on est ici dans l’abstrait total. Il n’y a aucune forme de nudité ou de perversité, c’est vraiment une relation homme-machine, tout juste dénaturée par des souffles féminins. Et surtout, on exerce nos caresses seulement sur l’écran au final !
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