10. Les maîtres du temps

88 miles à l’heure

De l’inflexibilité des check-points en arcade au systématisme du contre-la-montre à domicile, le jeu de course entretient avec le temps une relation qui transcende l’obsession ; au point de s’équiper parfois d’un convecteur temporel pour s’en extirper sporadiquement.

Rewind, replay

Le studio Distinctive Software s’y essaya dès 1990, en proposant au joueur, après une partie de jantes en l’air sur son célèbre 4D Sports Driving, de reprendre le contrôle de son bolide en plein milieu d’une rediffusion. Il pouvait ainsi effacer une sortie de route ou un saut hasardeux de sa prestation, pour peu qu’il se tienne à carreau sur le restant du tracé que l’option le contraignait à parcourir de nouveau. Une aubaine pour le joueur esthète, qui pouvait ainsi laisser libre cours à son perfectionnisme par simple souci de la beauté du geste plutôt que par optimisation forcenée de son temps de course. L’esprit de Metropolis Street Racer, qui influença immensément la majorité de la production des années 2000, pointait déjà de façon détournée.

4D Sports Driving.

Cette étonnante fonction ne fit cependant pratiquement aucun émule. Seuls les Français de Lankhor la proposeront en 1999 sur le très acclamé Official Formula 1 Racing. Ailleurs, le jeu de course reste blotti contre une époque contemporaine qui lui sied à merveille : se mouvoir sans cesse, se hâter autant que possible, subir une incapacité chronique à prendre son temps, une insatisfaction continue vis-à-vis de journées ne durant que 24 heures.

L’effet tigre

Mais cette frénésie finit par être de nouveau remise en cause en 2005, de façon beaucoup plus directe désormais, lorsque l’expérimental SCAR de Milestone proposa de rembobiner en temps réel le déroulement d’une épreuve pour un court instant (l’innovation fut pompeusement nommée "Tiger effect"). La correction de trajectoire devient disponible à la demande, et inaugure véritablement le droit à l’erreur. Quelques années lui suffirent pour s’exporter vers des figures établies, au premier rang desquelles Forza Motorsport, où le temps peut être manipulé sans la moindre contrainte. Voilà un étrange paradoxe, tant la série de Turn 10 est présentée comme un fer de lance de la simulation, bien qu’elle ne soit jamais qu’un corniaud sous cet angle : SCAR affichait la même volonté réaliste.

Le Tiger Effect de SCAR en action.

Beaucoup relèguent cette apparition au rang d’intrusion : outre son brouillage de l’esprit simulationniste (l’arcade n’a que très peu proposé ce système puisqu’un virage manqué y fait bien moins figure d’épée de Damoclès), elle est considérée comme un édulcorant casual, un symbole parmi d’autres du nivellement par le bas de l’exigence des jeux vidéo vis-à-vis de leurs pratiquants. Effectivement, on parle ici d’une adaptation à une autre contrainte, temporelle encore une fois : celle du joueur occasionnel, peu amène à l’idée de recommencer une course par la faute d’une inattention survenue au dernier tour, synonyme potentiel de chute au classement. Dans un Forza Motorsport 3, qui requiert plus d’une centaine d’heures de jeu pour être complété, la chose peut effrayer.

La charge utile

Mais le problème fondamental de l’inversion temporelle dans le jeu de course se situe ailleurs. Dans Full Auto (dont le développeur, Pseudo Interactive, avait revendiqué à tort la parenté du procédé), sa présence peut être justifiée par le caractère aléatoire que revêtent ses combats motorisés, entre les tirs adverses et quelques possibilités de destruction du décor dont certains titres de cette génération se sont faits les chantres. Or, Full Auto n’a rien d’une simulation. Du côté des sages réalistes, le retour dans le temps n’est jamais qu’un pis-aller. Il ne s’intègre pas au gameplay comme l’une des composantes maîtresses, incontournables à la progression, contrairement à des productions d’autres genres, tels les Prince of Persia d’Ubisoft, Braid ou le récent Blades Of Time. C’est à la fois sa principale tare et son argument de défense : en restant optionnel, il relativise la nature parasitaire qu’on ne cesse de lui reprocher. Il n’est jamais qu’une autre forme de l’aide à la conduite, déjà déclinée en six réglages par un certain Microprose Formula One Grand Prix en 1993 ; parmi elles, la traditionnelle boîte automatique, que seul un nombre infime de joueurs (et de jeux, coucou Outrun) refuse. Avait-on dénoncé ces options à cette époque des créations plus intransigeantes et tenaces ? Imagine-t-on aujourd’hui qu’un pamphlet puisse être sérieusement dressé à l’encontre du statut mythique du jeu de Geoff Crammond, présentant ce dernier comme le père de tous les vices ?

Les aides à la conduite de Formula One Grand Prix, visibles sous le compte-tours.

La manipulation du temps dans les jeux de course est presque toujours un artifice. Elle n’a pas pour ambition de servir le jeu mais uniquement le joueur pressé, qui peut alors expérimenter un fantasme que d’aucuns rêveraient de vivre dans le réel, mais aussi une amusante antinomie : remonter le temps pour pouvoir en gagner.

Il y a 3 Messages de forum pour "88 miles à l’heure"
  • NaviLink Le 16 mai 2012 à 09:09

    Si je puis me permettre, il y a un jeu qui n’a pas été cité et qui à mon sens est celui qui a fait découvrir ce concept de rewind à la majorité des gens : Race Driver GRID. Le rewind était clairement l’un des bullet point du jeu à sa sortie, et son implémentation très réussie (rewind en temps réel et instantanné, le joueur décide de la durée du rewind et donc de la distance) fait que le titre avait fait le buzz à l’époque.

    Dans une moindre mesure, on pourrait également parler de Trials HD, avec son système de checkpoints et de restart instantanné, qui donne le choix de refaire seulement une portion de circuit pour le finir, ou bien de le recommencer directement pour les perfectionnistes. Pas exactement du rewind, mais il est parfois plus rapide de revenir au checkpoint précédent que de persister à vouloir passer un obstacle mal engagé.

  • David Barbosa Le 16 mai 2012 à 15:01

    A ceci près que GRID m’a laissé complètement froid, à l’instar de la grand majorité de la prod de Codemasters sur cette génération de machines d’ailleurs. Il m’apparaissait plus judicieux de souligner le caractère précurseur de SCAR.

    Le système de checkpoints de Trials HD reprend en fait celui de Trackmania. Deux jeux unanimement salués soit dit en passant, comme quoi la perception supposément "casual" d’un élément de gameplay relève d’une certaine subjectivité ^^. Il est vrai que dans ces cas précis la notion d’apprentissage semble davantage mise en avant, ceci doit expliquer cela.

  • Alexis Bross Le 16 mai 2012 à 18:41

    Pour ma part, je trouve que Race Driver GRID est un jeu qui souffle le chaud et le froid. Pourtant, et par rapport à cet article, je me suis dit que le rewind va plutôt bien au jeu de course parce qu’il introduit la fiction dans un genre a priori non adapté, où tout tourne en rond. Pour ma part, je trouve que ce mode trouve une véritable légitimité avec le mode carrière, qui est plus ou moins l’histoire d’un pilote qu’il faut écrire, tour par tour, course par course.

    À cet égard, Race Driver GRID est un excellent exemple de ce type de jeu qui intègre très bien le rewind. Déjà, il est la suite de la série Race Driver sur 128 bits qui avait pour spécificité de vraiment raconter l’histoire du pilote-joueur, de façon linéaire avec des cinématiques à la clé, dans une ambiance « Jour du tonnerre ».

    GRID garde cet héritage. Il commence comme un film, avec un générique. Ravenwest, sorte d’écurie-bête-noire joue le rôle du méchant (elle est toute de noire habillée, apparaît comme un boss). Au dernier tour, on entend toujours une musique discrète mais diablement efficace, qui a pour rôle d’appuyer la dramaturgie de la course. Le joueur est plus « libre » que Race Driver grâce au mode carrière (le monde de GRID) qui lui donne plus de liberté par les choix de course, tant bien même le jeu est linéaire, par un certain aspect (j’en parle ici, en étant très critique). C’est donc au joueur d’écrire son histoire, et plus encore, l’histoire de son écurie – d’où la très forte personnalisation proposée. Écrivain de la manette, il arrive au joueur de faire des erreurs et de se dire : « c’est trop dommage, pas à ce moment » au moment d’un accident. On serait prêt à accepter un terrible crash, oui, mais « pas là », parce que ça gâche l’histoire, parce que ça perd de son sens. Comme une mauvaise faute à raturer, le joueur revient sur ce qu’il a écrit par le mode rewind et réécrit ce qui fait une belle histoire : celle que le joueur souhaite.

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